L'illusion du libre-arbitre

Par: Annie-Ève Collin

Un billet au titre accrocheur est paru dans le quotidien le Devoir hier. Le titre dit vrai : la liberté de religion passe par la liberté de critiquer la religion. Mais qu'est-ce que la liberté? Il y a la liberté politique, qui se définit par opposition à la contrainte exercée par nos semblables (par l'État ou par d'autres citoyens) : liberté de conscience, liberté d'expression, liberté d'association, etc. Dans la tradition occidentale, en suivant des philosophes tels que Rousseau, Kant et d'autres, la liberté politique a été fondée sur l'hypothèse d'une liberté naturelle chez l'être humain, une liberté qui se définirait par opposition au déterminisme et qui distinguerait l'être humain des animaux. Cette liberté naturelle, on l'appelle également libre-arbitre ; l'être humain contrairement à l'animal, ne serait pas entièrement à la merci du déterminisme.


L'être humain est pourtant déterminé ; il est déterminé à la fois par son programme génétique et par son environnement (social et physique). Chacun d'entre nous vient au monde avec un bagage génétique, nait avec un sexe, avec des prédispositions génétiques, dans un milieu familial qui fait partie d'une société, avec sa ou ses langues, son histoire, son système politique, sa culture, etc. Cela n'enlève en rien son importance à la liberté politique. Ainsi, voici une autre phrase du billet avec laquelle je suis plutôt d'accord : "tout individu est libre d'être athée, chrétien, juif, musulman ou hindouiste et doit reconnaître à autrui le même droit". Si par là, on veut dire qu'on n'a pas à sanctionner légalement des personnes pour leurs croyances, à les empêcher d'exprimer celles-ci, de vivre en fonction de celles-ci aussi longtemps qu'elles ne briment pas les droits d'autrui, je suis d'accord.

Cependant, il n'est pas certain, à la lumière de l'ensemble du billet de Sam Haroun, que ce soit en ce sens-là qu'il entend cette phrase. En effet, Haroun ajoute que "c'est l'honneur d'une religion de se soumettre au libre-arbitre". Si la liberté politique est précieuse, elle n'a aucun besoin du libre-arbitre comme fondement. Fort heureusement...car le libre-arbitre est une illusion.

Comment devient-on athée, chrétien, juif, musulman ou hindouiste? À tous les coups, par un ensemble de facteurs déterminants. D'aucuns ont tendance à opposer ceux qui partagent les croyances religieuses (ou l'athéisme) de leurs parents, de leur milieu familial, de leur société, bref, les croyances dans lesquelles ils ont été élevés, à ceux qui ont adopté des nouvelles croyances religieuses, ou qui y ont renoncé à un certain stade de leur vie, rompant avec ce qu'on leur avait enseigné durant l'enfance. Alors que les premiers auraient été déterminés à être athées ou croyants adhérant à une religion en particulier, les seconds auraient librement choisi leurs croyances. Il ne faudrait pas confondre changement et choix : les croyances changent, mais cela n'implique d'aucune manière qu'elles font l'objet d'un choix.

On ne choisit pas ses croyances : quand les facteurs déterminants qui nous amènent à adopter des croyances excluent l'enseignement par la famille ou par d'autres proches, ce sont d'autres facteurs déterminants qui entrent en jeu. Par exemple, il y a des croyants deviennent athées en prenant conscience des contradictions entre leurs croyances religieuses et les faits scientifiques et historiques ; pour cela, ils doivent être exposés à des cours de sciences et à des cours d'histoire. Autrement dit, ça prend un déterminisme qui les amène à abandonner leurs anciennes croyances. Une fois qu'on est convaincu que la religion dans laquelle on a été élevé ne dit pas la vérité, on ne peut pas choisir de revenir en arrière. Je suis à peu près certaines que pratiquement tous mes lecteurs sont athées du dieu Odin. Posez-vous la question : pouvez-vous choisir, là maintenant, d'être convaincu de l'existence et du pouvoir d'Odin?

Quand des gens adoptent une nouvelle religion, il faut d'abord que leur environnement leur ait donné l'occasion de prendre connaissance de l'existence de ladite religion, ce qui représente en soi un facteur déterminant. On adopte une nouvelle religion après en avoir entendu parler par des tiers (que ce soit en bien ou en mal), ensuite il faut être mu par un sentiment de curiosité - on ne choisit pas ses sentiments - puis avoir accès à de l'information sur ladite religion. C'est au bout d'une démarche, qui expose l'individu à plusieurs facteurs déterminants (cela inclut parfois des expériences spirituelles) que quelqu'un se convertit sincèrement à une religion. Lorsqu'il en est à ce stade, il est convaincu que cette religion dit la vérité, et ne pourrait pas être convaincu du contraire la seconde suivante.

Il faut spécifier "sincèrement", parce qu'on n'exclut pas la possibilité que des gens se joignent à un groupe religieux pour des raisons sociales : appartenir à un groupe, ou encore avoir une opportunité d'avoir une certaine attention médiatique en se convertissant à une religion qui fait parler d'elle ou qui suscite la controverse. Ces exemples ne réfutent aucunement l'affirmation qu'on ne choisit pas ses croyances ; en effet, quelqu'un qui s'identifie à une religion pour ce genre de raisons, n'y croit pas vraiment. Ajoutons que les personnes qui cherchent à se faire accepter par un groupe ou à avoir de l'attention, ont aussi été déterminées à cela par un ensemble complexe de facteurs.



La liberté de religion au sens politique n'est pas remise en question ici. Haroun a raison de dire que cette liberté implique la possibilité de changer de croyances, et cela implique, en effet, la liberté de critiquer les religions. De façon plus globale, ça implique la libre circulation des idées, ce qui est une absence de contrainte et non une absence de déterminisme ; il s'agit de liberté politique et non de libre-arbitre. Cela implique une éducation accessible à tous les enfants, adolescents et jeunes adultes, qui leur apporte des connaissances scientifiques, des connaissances historiques, une culture générale ; autrement dit, de les exposer à des facteurs déterminants. En bref, pour favoriser la liberté politique, il faut établir une société dans laquelle chacun est exposé à un grand nombre d'options, comme l'illustre ironiquement l'image ci-dessus : elle représente deux options qui pourraient se retrouver dans l'environnement de quelqu'un, et non une volonté qui ne serait pas le résultat d'un ensemble de facteurs déterminants. Et cette exposition à un grand nombre d'options, c'est l'exposition à une variété de facteurs déterminants.
 



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