Les normes statistiques ne sont pas des normes éthiques

Par: Annie-Ève Collin

Hétérosexisme : système discriminatoire présentant l’hétérosexualité comme l’orientation sexuelle normale, voire comme la seule orientation sexuelle valable, reléguant les autres orientations dans la catégorie des minorités, des anomalies, voire des fautes morales. 


Cissexisme : système discriminatoire qui tient pour acquis que toutes les femmes sont nées femelles et que tous les hommes sont nés mâles, que toute femelle humaine est une femme et que tout mâle humain est un homme. Le cissexisme impose aux êtres humains de se conformer à des normes de genre comme si elles allaient automatiquement de pair avec leur sexe. 


Systèmes discriminatoires, vous dites ? Présenter l’homosexualité, la transgression des normes de genre, le fait de se travestir ou la dysphorie de genre comme des fautes morales est certainement un problème. Mais avoir en tête que la majorité des gens sont plutôt hétérosexuels, que la majorité des femmes ont beaucoup de traits féminins et que la majorité des hommes ont beaucoup de traits masculins, c’est complètement différent. Pourquoi vouloir effacer la notion même de minorité ? Pourquoi vouloir faire disparaître tous les repères langagiers, les codes sociaux, les repères dont tout être humain a besoin comme individu, et dont toute société humaine a besoin ? Même ceux qui font partie de minorités revendiquant leurs différences ont besoin de repères pour se définir, fut-ce à leur encontre.

 

Dans son livre Éloge de la diversité sexuelle, Michel Dorais déplore que l’on utilise le concept de minorités sexuelles. Selon lui, « il n’y a pas de minorités sexuelles parce qu’il n’y a pas de majorité sexuelle. C’est une fiction qui sert à conserver l’hégémonie d’une pensée binaire et fondamentaliste, laquelle divise le monde en deux : les «vrais» et les (plus ou moins) tarés, version moderne des bons et des méchants, des purs et des impurs, des normaux et des anormaux.[1] » Dorais ne distingue manifestement pas deux types de normes : les normes éthiques, sur lesquelles on s’appuie effectivement pour distinguer le bien du mal, les bonnes actions des mauvaises, ceux qui agissent bien de ceux qui agissent mal ; et les normes statistiques, celles dont on peut prendre connaissance en sciences sociales. Une norme statistique n’a pas, en soi, d’implications éthiques.

 

D’un point de vue statistique, les personnes homosexuelles sont bel et bien minoritaires. Il est désormais assez largement reconnu que leur orientation sexuelle n’a rien d’immoral et leurs droits sont protégés légalement. Sans doute y a-t-il encore du travail à faire sur le plan social, pour lutter contre une homophobie qui n’a pas entièrement disparu. Cependant, ils demeurent une minorité de personnes. Tenir pour acquis que la majorité des personnes que l’on côtoie sont hétérosexuelles est interprété, par ceux qui emploient le mot « hétérosexisme », comme une manifestation de ce dernier. Il n’y a rien de répréhensible à tenir pour acquis que la majorité des gens que l’on côtoie sont hétérosexuels puisque, à moins d’être dans un contexte particulier qui permette de supposer le contraire (le fait d’être dans un bar fréquenté surtout par des hommes gais, par exemple), on a généralement raison de le faire.

 

Dorais déplore le caractère binaire du vocabulaire : femme, homme ; féminin, masculin ; homosexuel, hétérosexuel. Eh bien le fait est qu’il y a deux sexes. Le genre étant conceptuellement lié au sexe, puisqu’il se définit comme un ensemble d’attitudes socialement attribuées à un sexe ou à l’autre, il y a deux genres. On peut transgresser les normes de genre. On peut le faire de façon inconsciente ou indifférente, tout comme on peut le faire dans un esprit de revendication, et dans les deux cas, ça ne pose aucun problème sur le plan éthique. Il y a aussi des attitudes qui ne sont considérées ni comme particulièrement féminines, ni comme particulièrement masculines. Mais de toute façon, puisqu’il y a deux sexes, logiquement, il y a deux genres. Pour finir, une relation sexuelle entre deux personnes humaines est très généralement homosexuelle ou hétérosexuelle : soit elle implique deux personnes de même sexe, soit elle implique deux personnes de sexe opposé[2]. Si l’une et l’autre sont tout aussi irréprochables sur le plan éthique, il n’en demeure pas moins que sur le plan statistique, les relations hétérosexuelles sont plus fréquentes et il n’y a pas de mal à en avoir conscience.

 

Dorais commet l’erreur, assez fréquente de nos jours, de concevoir l’être humain comme un être indéterminé, comme si nous ne venions pas au monde à la fois avec une certaine réalité biologique, et dans un contexte socio-historique particulier. Il insiste, comme plusieurs autres, sur la notion d’identité, en faisant comme si l’identité était un acte d’autodétermination, ou du moins, comme si c’était ce qu’elle devrait être pour être authentique. Non seulement cette conception de l’identité de l’individu est erronée, mais elle vient aussi avec une volonté d’imposer à tout un chacun de reconnaître les identités que l’un ou l’autre peut s’inventer, ce qui devient lassant, et a pour effet de vouloir forcer les autres à se débarrasser de leurs repères.

 

Les néologismes hétérosexisme et cissexisme sont des armes rhétoriques utilisées par des militants qui ont perdu de vue aussi bien la réalité biologique que celle de la nature profondément sociale de l’être humain. Ces militants, qui se réclament pourtant souvent des sciences sociales ou même de la philosophie, ont aussi perdu de vue la différence entre une norme statistique et une norme morale. Ces mots ne seront pas inclus à mon vocabulaire et je refuse de me laisser impressionner par ceux qui les emploient pour culpabiliser les autres.

 



[1] DORAIS, Michel, Éloge de la diversité sexuelle, VLB éditeur, 1999, p. 161


[2] Nous disons « très généralement », car il reste le cas des personnes intersexes, dont on pourrait discuter.



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