Bien distinguer les questions

Par: Annie-Ève Collin

Les débats autour de l'affirmation désormais controversée à l'effet que les trans m@f sont biologiquement des hommes et les trans f@m, biologiquement des femmes, sont souvent faussés parce qu'on confond les questions. On confond notamment les deux questions suivantes : d'une part, qu'est-ce qui permet d'affirmer que les trans m@f sont des hommes? D'autre part, quelle importance est-ce que ça peut avoir? (Cela peut amener d'autres questions telles que pourquoi est-il utile de le dire, étant donné que ça peut blesser les femmes trans?)


Il se peut que la science en arrive à montrer que les personnes trans, tout comme les personnes intersexes, ont en réalité une ambiguïté sexuelle. La sexuation des animaux (humains compris), comme tout état qui résulte d'un processus, ne se passe pas de manière identique chez tous les organismes individuels. Il existe des humains et d'autres animaux appartenant à des espèces sexuées, qui n'ont pourtant pas un sexe clairement défini, mais des caractéristiques des deux sexes. On les qualifie alors d'intersexes. Dire que cela est la preuve qu'il n'y a pas deux sexes, équivaut à dire que puisqu'il y a des humains qui naissent sans deux mains préhensibles ou sans deux jambes avec des pieds leur permettant de marcher, il faut en conclure qu'on s'est trompé en disant que l'espèce humaine est bipède et bimane.

Si on arrivait à prouver que les hommes s'identifiant au genre féminin au point de vouloir être reconnus comme des femmes ont en réalité une ambiguïté sexuelle, alors on aurait prouvé qu'il s'agit de personnes intersexes. On n'aurait toujours pas prouvé que ce sont des femmes. Il reste que, jusqu'ici, les recherches suggèrent que la dysphorie de genre, le fait de s'identifier au sexe opposé à son sexe de naissance, s'explique par une différence au niveau du cerveau. À moins que je sois très mal informée, la structure du cerveau n'a jamais fait partie des critères pour déterminer le sexe d'un organisme, pas plus dans l'espèce humaine que dans les autres espèces sexuées. Et si on décidait d'en faire un critère pour l'espèce humaine seulement, il s'agirait d'un choix pour le moins particulier, qui néglige que l'être humain appartient au règne animal, à l'ordre des mammifères, à la famille des primates.

Pour le moment, rien ne permet de conclure que les femmes trans ne sont pas biologiquement des hommes. Maintenant, c'est une autre question de savoir quelle importance cela peut avoir. C'est aussi une autre question de savoir quelles décisions on doit prendre socialement pour intégrer les personnes trans, leur permettre de participer à la société et d'avoir une vie heureuse en tenant compte de leur condition. Ce n'est pas parce que ces personnes ne semblent pas avoir une ambiguïté sexuelle qu'on ne doit pas, comme société, leur reconnaître les mêmes droits qu'à tous.

Quant à l'importance que cela peut avoir de se souvenir que ce sont des hommes, il y a des contextes dans lesquels ça a de l'importance. L'exemple le plus flagrant est sans doute la médecine : une femme trans peut avoir un cancer de la prostate alors qu'une femme biologique ne le peut pas. Une femme biologique peut avoir une tumeur au col cervical alors qu'une femme trans ne le peut pas. Une femme biologique peut avoir les responsabilités et les intérêts sexospécifiques qu'implique le fait d'être enceinte, ainsi que la possibilité de tomber enceinte involontairement. Une femme trans ne peut pas tomber enceinte. Cela importe non seulement dans le milieu de la médecine, mais aussi dans la société en général : pour établir l'égalité, il faut tenir compte des besoins de différents groupes dans la population. Être une femelle humaine est un état de fait qui a des implications bien indépendantes du fait de s'identifier subjectivement comme une femme.

Vous remarquerez que je persiste à écrire qu'une femme trans n'est pas une femme biologique : cela suffit pour susciter la controverse et l'indignation dans les milieux militants. Un homme qui est passé par l'hormonothérapie, qui a pris plusieurs mesures pour modifier son corps, a certes quelque chose d'objectif à invoquer pour dire qu'il n'est plus un homme. Mais s'il affirme qu'il n'a jamais été un homme, qu'il a toujours été une femme, ou encore qu'il n'y a aucune différence entre lui et une femme biologique, alors il n'y a rien d'objectif qui lui donne raison. Peut-il demander d'être reconnu légalement comme une femme, et traité comme tel dans les interactions de la vie quotidienne et par les fonctionnaires qui s'occupent de services dans lesquels le sexe du citoyen ne fait aucune différence? Cela paraît à tout le moins raisonnable. Si le sexe compte, comme dans un hôpital, alors cela paraît moins raisonnable. Il n'est pas raisonnable non plus de vouloir empêcher tout le monde de dire qu'il y a une différence entre une femme trans et une femme biologique, ou encore d'empêcher tout le monde de dire "femme menstruée" ou "femme enceinte". Accommoder les minorités ne veut pas dire changer tout le vocabulaire et empêcher les gens d'énoncer des généralités sous prétexte que ce ne serait pas "inclusif".

Si ceux qui affirment que le refus catégorique de reconnaître que les trans vivent quelque chose de particulier est une position exagérée, motivée plutôt par le militantisme ou par l'idéologie que par la réalité, ont raison, il en va de même pour ceux qui voudraient engager la société au complet à prétendre que les humains ne sont pas, pour la plupart d'entre eux, objectivement d'un sexe ou de l'autre, et que cela a des implications qui ne dépendent pas de l'identité subjective de chacun. Pour le formuler autrement : n'accorder d'importance qu'au sexe est sans doute une vision obtuse, mais n'accorder d'importance qu'à ce qu'on appelle l'identité de genre l'est tout autant.




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