Laïcité et dispositions dérogatoires : parce que le Québec est une société distincte

Par: Admin


Un texte de François Côté, Avocat           

Candidat au doctorat en droit et chargé de cours


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Une des raisons pour laquelle le Projet de loi 21 sur la laïcité de l'État passera à l'histoire comme un des grands moments du droit québécois, aux côtés de monuments juridiques comme le Code civil et la Charte de la langue française, réside dans l'implicite, dans son impact sur la superstructure du droit canadien et québécois. Au-delà d'une juste affirmation de laïcité civiliste et républicaine, objectif en soi légitime et cher à la population québécoise, le Projet de loi 21 constitue, fondamentalement, une réplique et un geste de défi ouvert envers la culture du multiculturalisme et des accommodements raisonnables et plus largement envers la judge-made-law des magistrats non-élus de la Cour suprême du Canada, disposant du pouvoir constitutionnel de mettre en tutelle le législateur québécois depuis l'adoption de la Charte canadienne des droits et libertés – document constitutionnel lourdement chargé d'idéologie politique que le gouvernement fédéral de Pierre Elliot Trudeau aura unilatéralement imposé au Québec non seulement sans son consentement mais bien en outrepassant son refus clair et exprimé en 1982.

 

Au Québec, nous avons une tradition juridique civiliste bien ancrée dans le principe de l'égalité formelle de tous devant la loi, qui considère depuis au moins la Révolution Tranquille que la religion est d'abord et avant tout affaire privée. Une croyance religieuse est digne de respect, certes, mais rien ne la distingue par nature des autres choix privés et personnels qui marquent la vie d'un individu, comme la conviction politique, par exemple – et nous considérons socialement comme inadmissible d'invoquer un particularisme privé relevant du libre choix comme motif pour refuser l'autorité de la norme juridique et sociale autrement applicable à tous. Cette nuance est souverainement importante. En effet, le droit québécois connaît tout à fait les droits fondamentaux, et prohibe sans appel la discrimination -privée et publique- qui chercherait à imposer à un individu quelque chose qu'il ne peut pas faire en raison de la définition même de son individualité, tel le sexe, l'âge, l'origine ethnique ou encore la présence d'un handicap. Nous considérons socialement odieux d'exiger d'un individu quelque chose qu'il ne peut pas faire, de le soumettre à un critère qu'il ne peut pas rencontrer en raison de caractéristiques intrinsèques qui le dépassent. 


Sauf que, et c'est là où le modèle québécois se distingue fondamentalement du modèle anglo-canadien : au Québec, et plus largement dans la tradition civiliste (dont on trouve de nombreux exemples en Europe continentale), nous concevons qu'il y a une distinction entre la croyance religieuse et la pratique religieuse, la première étant souveraine, mais l'exercice de la seconde, vu qu'il s'agit d'un comportement social exprimé dans le monde réel, relève du choix et de l'expression de ce choix – et peut dès lors faire l'objet légitime d'un encadrement normatif (comme pour toute expression comportementale d'un choix personnel). Refuser de se conformer à une norme applicable à tous au nom d'une pratique religieuse revient dès lors non pas à dire « je ne peux pas » me conformer à la règle, mais bien « je ne veux pas » me conformer à la règle. Ce n'est plus invoquer la dignité humaine fondamentale pour défendre l'inviolabilité de l'intégrité individuelle, c'est faire passer la volonté particulière subjective par-dessus la volonté collective. « Je » suis plus important que le « nous » démocratique par rapport à la norme, par rapport à la loi. 


Or, cette conception sociale du droit propre au Québec civiliste, elle se trouvait niée en bloc par la Cour suprême du Canada au nom d'une Charte canadienne des droits et libertés qui, conformément au modèle politique du sécularisme libéral, n'effectue aucune distinction entre croyance et pratique lorsqu'il est question de religion. Selon ce modèle, le respect d'une croyance passe par un respect absolu des pratiques qui en découlent – et il devient dès lors inadmissible d'exiger d'un individu une quelque forme de modération dans l'expression de ses pratiques religieuses sauf dans les cas les plus absolument impérieux, comme les impératifs de sécurité, par exemple. Qu'on ne s'y méprenne pas, ce modèle de conception de la religion et de son rapport avec les droits fondamentaux est entièrement légitime en lui-même : mais ce n'est pas celui du Québec, ni historiquement, ni de manière contemporaine. Prétendre que ce modèle soit le seul possible et qu'aucun autre ne peut avoir de légitimité ne relève de rien de moins que de l'impérialisme juridique niant l'idée même du droit au désaccord.


Or, c'est exactement ce qui s'est produit en 2006, dans la tristement célèbre affaire Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys, la célèbre « affaire du kirpan » et cause-phare de la culture des accommodements raisonnables au Québec, où le plus haut tribunal canadien cassera un règlement scolaire interdisant le port d'armes dans les écoles au motif que, dans un cas individuel particulier, une arme en question était un instrument religieux et que, son port constituant une pratique religieuse, il ne saurait être restreint par une règle de droit sans par là violer les libertés individuelles.


Cette décision n'a jamais été socialement acceptée par le Québec, mais aura servi de tête de pont pour une multiplication croissante des demandes d'accommodements ancrées dans les pratiques religieuses devant l'appareil judiciaire canadien. À l'école, au travail, dans les contrats privés et ainsi de suite, le fait d'invoquer sa religion devenait un motif, sanctionné par la justice canadienne, pour se soustraire aux normes normalement applicables à tous les autres. Réclamer des congés, exiger de ne pas être astreint à une règle, se dédire d'un contrat pourtant librement signé, ne pas avoir à effectuer certaines tâches, et ainsi de suite. Et dans un domaine particulier du droit du travail, cette situation allait entraîner des conséquences sociales significatives : celle du port de symboles religieux par les fonctionnaires de l'État dans l'exercice de leurs fonctions. 


Car, en effet, un État véritablement neutre et laïque ne peut en aucun cas servir de véhicule à un message religieux. Même sans dessein volontaire, l'appareil civique ne peut pas se permettre de servir de porte-voix aux causes religieuses sans par là trahir son devoir de neutralité, sans par là trahir le socle social de la séparation étanche des choses civiques et religieuses au Québec. Or, en arborant des symboles religieux dans l'exercice de ses fonctions, l'employé de l'État se trouve -même sans intention consciente et en toute bonne foi- à faire porter à l'État, au travers de sa personne, un symbole religieux qui comporte passivement et intrinsèquement un message religieux prosélyte indépendant. Ceci est d'autant plus grave lorsque le fonctionnaire est en position d'autorité; car derrière la personne qui donne des ordres et qui dispose du pouvoir de contraindre, de rendre des décisions, même aussi mineures que d'accepter ou de refuser un formulaire, qui affectent directement la vie des citoyens, le message religieux, même passif, demeure. Et au surplus, en invoquant la culture des accommodements raisonnables pour porter un symbole religieux dans l'exercice de ses fonctions, le fonctionnaire se trouve à exposer de manière flagrante un individualisme qui passe devant l'intérêt collectif…qui devrait pourtant être la mission première du fonctionnaire. « Je » porte des symboles religieux, et le principe de laïcité de l'État que je sers (« nous ») ne saurait m'en empêcher. Pourtant, rappelons-le, occuper un emploi dans la fonction publique n'est jamais une situation infligée à quelqu'un contre son gré, pas plus qu'elle n'est un droit fondamental auquel quiconque peut prétendre : il s'agit, comme pour tout emploi, d'un choix. 


C'est précisément pour donner voix à une population québécoise qui ne tolère pas cette situation depuis des décennies, mais qui se la fait enfoncer dans la gorge à grands coups d'accommodements raisonnables et de jurisprudence canadienne, que le gouvernement aura dit haut et fort « stop » avec le Projet de loi 21 sur la laïcité de l'État – et qu'il le fait en ayant recours aux dispositions dérogatoires. 


Il est tout à fait défendable de prétendre que le Projet de loi 21 ne constitue ni de près ni de loin une quelconque négation des libertés fondamentales des employés de l'État. Personne n'y force quiconque à cesser de croire à une religion, ou à en adopter une coûte que coûte pour travailler au gouvernement. Son rôle est plutôt celui d'un juste retour de perspective et un rappel que, au Québec, l'expression de la religion au travers de ses pratiques – particulièrement en matière de symbolisme – est un choix personnel qui ne saurait prendre le dessus sur la charge de représentation absolument neutre de l'État sans faire preuve de prosélytisme incompatible avec le devoir de neutralité. 


Toutefois, cette perspective distincte est niée dans sa validité par l'interprétation exclusive et jalouse que fait l'appareil judiciaire canadien des droits et libertés consacrés à la Charte canadienne des droits et libertés ainsi qu'à la Charte québécoise des droits et libertés qui y est subjuguée. Même si le modèle québécois de gestion de la religion est différent du modèle anglo-canadien, même s'il témoigne d'une société distincte et d'un rapport collectif distinct qui fait partie de la définition collective de ce qu'est « être québécois » selon une perspective nationale, la tendance dominante lourde au sein de la jurisprudence est de tout simplement d'écarter, d'ignorer, cette différence à titre de modèle socio-juridique distinct pour faire prévaloir l'hégémonie du multiculturalisme, où l'individu et sa religion règnent en maîtres. 


En ayant recours aux dispositions dérogatoires, le ministre Jolin-Barrette ne concède pas, ni de près ni de loin, une quelconque forme d'aveu d'odieux du Projet de loi 21. Il faut plutôt voir ce recours aux dispositions dérogatoires pour ce qu'il est réellement : une prise de conscience qu'il est à peu près certain que l'appareil judiciaire canadien n'admette pas que le Québec ose affirmer sa distinction sociale sur cette question d'une manière qui le distancierait de la mainmise multiculturelle et libérale, idéologie officielle de la fédération depuis 1982. 


Ce recours aux dispositions dérogatoires est ici fort visible, vu le caractère éminemment médiatisé du Projet de loi 21, mais il n'a rien d'exceptionnel : au cours des 40 dernières années, le Québec a eu recours aux dispositions dérogatoires pas moins de 106 fois pour affirmer la distinction québécoise et protéger les intérêts collectifs de la population d'une révision judiciaire qui s'ancrerait dans un modèle sociojuridique qui n'est pas celui du Québec. On est loin du jamais vu ou de l'amateurisme, on en conviendra.


Pourtant, pour certaines franges du discours public, cette remise en question du dogme multiculturaliste, cette incongruité que d'affirmer que la Charte canadienne des droits et libertés pourrait ne pas être la seule vérité absolue, ne pas être la seule définition de ce qui est Bien, Juste et Acceptable en société, est impensable. La Cour suprême devrait déclarer invalide ce recours aux dispositions dérogatoires (exit le principe de l'arrêt Ford qui reconnaît et affirme depuis plus de 30 ans que le judiciaire ne peut se pencher ni sur le mérite ni sur les conséquences du recours par le législateur aux dispositions dérogatoires sans pour autant violer le principe de séparation des pouvoirs). On devrait faire appel au pouvoir fédéral de désaveu du Gouverneur général (un relent colonial désuet, jamais exercé depuis des lustres) pour invalider la loi. On devrait invoquer les conventions constitutionnelles non-écrites, ou même carrément le droit international; il faut trouver un moyen, n'importe lequel, de ne pas reconnaître l'usage des dispositions dérogatoires et remettre le Projet de loi 21 sous la coupe d'une Charte canadienne qui pourra alors l'invalider bien gentiment.


Or, toutes ces stratégies ont pour point commun d'ignorer souverainement un détail important : ce projet de loi a été adopté de manière entièrement démocratique, par un gouvernement élu agissant dans le cadre constitutionnel et légal qui est le sien. Prétendre le nier après coup, parce que cette entreprise remet en question la bien-pensance admise par les tenants du multiculturalisme, n'aurait pour effet que de plonger le Québec -le Canada tout entier- dans une crise constitutionnelle sans précédent, dont l'ampleur dépasserait sans doute de loin celle du Lac Meech. Nous serions face à une rupture visible, ostentatoire, manifeste, du pacte fédératif qui enverrait un message limpide au Québec : celui que son existence même en tant que société distincte est inacceptable au sein du Canada, quitte à tricher pour l'empêcher de respirer par lui-même.


Et si cela advenait, la population québécoise serait face à un choix : commettre un suicide sociologique collectif en acceptant sans broncher, pour reprendre la phraséologie de René Lévesque, une véritable émasculation politique… ou répliquer en remettant en question à son tour la légitimité d'une fédération canadienne qui ne respecterait pas les règles du jeu.


Ultimement, les opposants au Projet de loi devront faire un choix : soit ils devront l'accepter, quitte à maugréer en serrant les dents en attendant le prochain cycle politique – soit refuser le résultat démocratique au nom de leur conception de la bien-pensance politique… et par là amener une remise en question politiquement explosive de la validité même de la Charte canadienne des droits et libertés et du constitutionnalisme canadien. Cette dernière éventualité, outre d'être extrêmement incertaine (car, contrairement au précédent cycle de crise constitutionnelle, Québec ne serait certainement pas seul dans le Canada à défendre la cause de la laïcité contre les accommodements raisonnables), emporterait en elle-même la conséquence tout à fait paradoxale de potentiellement mettre à mal la Charte canadienne des droits et libertés elle-même en poignardant le socle constitutionnel sur lequel tient son encre.




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