Aujourd’hui,
je tiens à rendre hommage à ma grande amie, Imane Chibane, décédée tragiquement
par asphyxie avec son mari Amayas Fahim Khellal le vendredi 8 février dernier. Blogueuse, féministe, laïque et femme engagée, Imane
Chibane incarne l’espoir de cette nouvelle génération de jeunes journalistes
algériens. Architecte de formation, Imane Chibane fait partie de la nouvelle
génération des féministes algériennes qui prennent la parole en public. Elle gère
la page Facebook « Féministes algériens en mouvement (FAM) », a lancé le groupe
Facebook « Ma dignité n’est pas dans la longueur de ma jupe » et son blogue
D’entrée de jeu, je tiens à préciser que je parle de ma douce
amie au présent. Je suis incapable de la conjuguer au passé. Veuillez m’en
excuser.
J'ai rencontré Imane
sur les réseaux sociaux il y a quelques années. Je parcourais mon fil
d’actualités lorsque je suis tombée sur une photo d’Imane bâillonnée et un
texte coup de poing sur le harcèlement de rue dont sont victimes les
femmes algériennes. J’ai eu envie de connaître cette grande âme, cette grande
défenderesse des droits humains et des siennes. J’ai eu l’impression de
reconnaître en elle la descendante de Dihya, la reine guerrière. Nous avons
tissé des liens très étroits et j'ai décidé de collaborer avec elle et Amayas
qui s'impliquaient beaucoup dans la cause de l'égalité des droits. J’ai notamment administré la page
Facebook FAM avec eux.
En août 2016, je suis
partie en Kabylie afin de rencontrer ma douce Imane et d'autres collaborateurs.
Le matin du 9 août 2016, Imane m’attendait à l’aéroport d’Alger. Je me souviens
de son extraordinaire sourire et de ses yeux étincelants. Je me souviens de
l’émotion du moment lorsque nous nous sommes étreintes. Je me souviens de ses
paroles : « Marie, ma chérie, tu es finalement ici avec moi… pour vrai. »
Je la revois encore
tirant mon énorme valise sur les trottoirs d’Alger en refusant que je l’aide et
en me disant : « Tu es mon invitée. » Nous nous sommes attablées sur la
terrasse d’un café au centre-ville d’Alger. Je me revois sortir mon paquet de
cigarettes (qui ressemble plus à une boîte de médicaments selon Imane) et lui
en offrir une. Je revois le sourire en coin d’Imane qui me dit : « Déjà ?
On va déjà commencer à les emmerder ? » « Oui, madame », lui ai-je répondu en
allumant ma cigarette et celle de mon amie. Si vous aviez vu les regards
remplis de reproches et de mépris qu’on nous a lancés, mais ni Imane ni moi
n’en avions cure.
Mes premières 24 heures
en Kabyle furent un énorme choc des cultures pour moi : les toilettes
turques, les conducteurs qui ne suivent pas les voies sur les routes (Imane a
ri pendant des heures lors de notre transport vers Béjaïa. J’étais convaincue
que nous allions mourir d’un accident au moins 45 fois.), les troupeaux de
vaches et de moutons en plein centre-ville, les nids-de-poule qui sont des
crevasses comparativement à ceux du Québec, l'inconscience écologique qui jonche de détritus les magnifiques paysages de la nation, la pollution sonore des appels à la prière même en pleine
nuit, les burqas et les niqabs qui font enrager plusieurs Kabyles, etc. C'est à ce moment que j'ai véritablement saisi ce que l'expression être né(e) du bon bord signifie.
Le soir de ma première
journée en Kabylie, je l’ai passé seule avec Imane. Je nous revois mangeant des
sandwichs aux pois chiches et discutant de la condition des femmes du Québec et
de l’Algérie. Je revois encore nos larmes de joie et de colère. Imane m’a
beaucoup parlé de son dévoilement et de toutes ces conséquences, car Imane est
une ancienne femme voilée qui a fait le choix de se libérer du joug religieux.
C’est aussi ce soir-là où
je lui ai offert des bijoux. Je les ai fait dessiner et confectionner
spécialement pour Imane par une artisane québécoise : un collier, des
boucles d'oreilles et une bague. J'ai choisi les couleurs et les matériaux. Je
voulais des couleurs typiques des belles robes kabyles et du grand peuple
Amazigh. Je voulais des matériaux qui évoquent les montagnes de la Kabylie, la mer Méditérranée et les lumières du port de Béjaïa.
Je les lui ai offerts
en lui disant qu'il s'agit d'un cadeau spécial pour une féministe kabyle de la
part d'une féministe québécoise.
Que
la personne qui aura en sa possession les bijoux fabriqués sur mesure pour ma
grande guerrière les chérissent précieusement. Il y a une grande part du Québec
et de moi dans ceux-ci.
J’ai
sillonné une partie de la Kabylie avec, entre autres, Imane et mon ami, Djafar Khenane. J’ai beaucoup
appris sur la culture kabyle. J’ai rencontré des intellectuels. J’ai parlé avec
des politiciens, des anciens politiciens, des militants, des féministes, des
artistes, des journalistes, etc. La Kabylie est aujourd’hui ma deuxième maison.
Depuis
mon voyage, mon amitié pour Imane a décuplé et nous ne nous sommes pas perdues
de vue. Au contraire, nous parlions régulièrement de tout et de rien. Lorsque
Amayas était présent, j’en profitais aussi pour lui parler. Là où plusieurs y
voient un couple mythique, j’y vois deux grandes âmes et deux cœurs écorchés
qui se sont croisés et se sont reconnus. J’y vois un couple avec ses hauts et
ses bas. Eh oui ! Même Imane et Amayas ne s’entendaient pas sur tout. Il m’est
arrivé de devoir servir d’intermédiaire entre nos deux rebelles, mais ça, c’est
une autre histoire, une plus personnelle.
Savoir
que ma douce amie et sa douce moitié ne sont plus ici-bas me déchire le cœur.
Ces décès tragiques marquent à jamais ma vie (et pas que la mienne).
Je
suis heureuse de savoir que la parole et les textes d’Imane se perpétueront. Je
suis heureuse de voir la belle relève féministe en Algérie reprendre le
flambeau en entonnant le chant de la liberté et de l'émancipation. Je suis heureuse de savoir que
nos filles seront féministes.
Tu vas me manquer, ma tendre amie. Je n'ose pas écrire
"repose en paix", car tu m'en voudrais. Tu ne pourras reposer en paix
tant que des femmes auront besoin d'aide.
Je
vous aime, Imane et Amayas. Vos voix et vos rires me manquent.
Marie-Élaine,
votre chère et dévouée amie dans cette vie et celles d'après...