Un texte de François Côté, Avocat
6 avril 2019
Devant
l'élite constitutionnelle canadienne réunie à Toronto pour le prestigieux
congrès Constitutional Case Conference 2018, je présentais hier une
défense du Projet de loi 21 sur la laïcité de l'État et du légitime recours aux
dispositions dérogatoires qu'il comporte. L'événement était solennel et
remarquablement bien organisé, et je ne saurais ici redire à l'endroit des
organisateurs ni quant à la pertinence des nombreuses et intéressantes
allocutions sur de nombreux et divers enjeux de droit constitutionnel canadien
qui y ont été présentées. Toutefois, lorsqu'il fut temps d'aborder le Projet de
loi 21 et la laïcité québécoise, dire que j'étais face à un public hostile
serait un euphémisme.
Ceux qui me suivent connaissent mes arguments
en faveur du Projet de loi 21 : affirmation légitime d'un modèle social
différent, distinction entre « croyances » religieuses et
« pratiques » religieuses et caractère privé de la religion, théorie
du fédéralisme devant respect et déférence aux distinctions sociojuridiques des
provinces, usage scrupuleusement conforme des dispositions dérogatoires,
possibilité de voir la portée, le contenu et l'application des « droits
fondamentaux » légitimement variables selon les sociétés, modèle québécois
civiliste et rationaliste, différent du modèle anglo-canadien de common law
fonctionnaliste – exemples internationaux à l'appui.
J'ai constaté hier, devant des centaines de
constitutionnalistes et de juristes fédéraux, un hermétisme fonctionnellement
total à ces propositions. Il y avait certes quelques esprits intrigués qui ont
fait preuve de curiosité et qui « voulaient comprendre » comment nous
pouvions en arriver à soutenir le Projet de loi, mais pour l'essentiel de
l'assemblée, écouter les intervenants en faveur de la laïcité québécoise n'aura
été qu'une courtoisie accordée aux organisateurs du congrès. Le principe de
Popper régnait incontestablement : il faut n'accorder aucune écoute aux
discours jugés intolérants – le faire ne serait qu'ouvrir la porte à
l'intolérance.
Voici, en résumé, les principaux arguments qui
nous ont été servis contre le Projet de loi 21 sur la laïcité de l'État :
1 - Le Projet de loi 21
relèverait de la tyrannie de la majorité;
2 - Mû par le
« Wedge Politics », son but serait de capitaliser sur la division par
la peur et le rejet de la différence, dont les premières victimes seraient les
femmes musulmanes;
3 - Il serait
illégitime, car il ne répond à aucun problème social réel. Il n'y aurait pas de
crise, pas d'urgence. Si la société peut continuer à exister sans lui, alors
rien ne le justifierait;
4 - Les tribunaux
devraient invalider le recours aux dispositions dérogatoires pour une panoplie
de raisons, dont notamment les suivantes : (i) ce n'est pas ce que les
constituants de 1982 auraient voulu et (ii) l'arrêt Ford de la Cour
suprême, qui valide le recours aux dispositions dérogatoires, a déjà trente
ans; il serait maintenant vieux et inadapté et ne saurait plus aujourd'hui
stopper l'intervention judiciaire au nom de la Charte canadienne;
5 - Le Projet de loi 21
serait irrémédiablement traversé d'un « refus de comprendre
l'Autre »;
6 - L'argument que
« au Québec, c'est comme ça qu'on vit » et le fait de plaider notre
conception collective de la chose religieuse comme comportant une distinction
fondamentale entre les « croyances » et les « pratiques »
serait outrancièrement discriminatoire, parce qu'il s'agirait d'une conception
de la religion qui se fonderait historiquement sur un modèle chrétien
occidental – dans lequel d'autres religions ne se reconnaissent pas. Autrement
dit, affirmer qu'il y a une nuance entre « croyance » et
« pratique » de la religion serait en soi une imposition d'un modèle
chrétien de conception de la religion;
7 - Plus largement,
tenter de plaider que le Projet de loi 21 ne porte pas atteinte à la liberté de
religion parce que le port de symbole religieux relève du choix et du libre
arbitre de chacun serait un non-sens. Dès qu'un individu qui ne reconnaîtrait
pas cette distinction ressentirait des effets perçus et subjectivement vécus comme
discriminatoires, cela serait discriminatoire. Point;
8 - Et finalement,
plaider que le Québec est une société distincte serait un argument sans valeur.
Plaider que la tradition juridique civiliste au Québec amène une autre
conception de la normativité serait un argument sans valeur. Les droits
fondamentaux dépasseraient les traditions juridiques et seraient atomisés dans
l'individu – que seul le multiculturalisme libéral de la Charte canadienne des
droits et libertés enchâssée dans la constitution canadienne pourrait
adéquatement défendre.
Ces arguments, il y a de quoi rester un tant
soit peu sidéré, étaient avancés – tantôt avec calme glacial, tantôt avec
malaise comme lorsque face à quelque chose d'obscène, mais plus souvent avec
indignation à peine dissimulée – par des professeurs de droit, par des juristes
fédéraux de haut niveau, par des universitaires et des intervenants sociaux
anglo-canadiens réputés, producteurs de nombreux livres et publications cités
jusqu'en Cour suprême du Canada qui, nous n'en sommes pas à une contradiction
près, prétendent pourtant faire la promotion de l'ouverture d'esprit, du droit
à la différence, à la divergence, à l'avancement scientifique de la
connaissance par la prise en compte des différences culturelles, des
différences de points de vue, où qu'elles se trouvent… sauf ici, manifestement.
Pourtant, ne peut-on pas légitimement répondre
à tous ces arguments que :
1 - La tyrannie de la
majorité ne survient que lorsque celle-ci fait le droit au prix de l'abandon de
la rationalité. Le projet de loi 21 n'a pourtant rien d'arbitraire : il
s'agit d'une réponse de société réfléchie où la majorité concourante cherche
légitimement à affirmer de façon rationnelle et formelle une conception commune
du droit et de la vie civique dans le cadre du long discours social encadrant
la problématique des accommodements raisonnables qui dure depuis plus d'une
dizaine d'années;
2 - Loin de capitaliser
sur la division, le but du Projet de loi 21 est bien davantage de réunir les
Québécois dans un grand sens du commun, où la religion de chacun est d'autant
plus respectée en affirmant que personne ne doit être soumis à la pression du
symbolisme religieux au moment d'interagir avec la plus haute instance
civique : l'État. Loin de rejeter les femmes musulmanes (et, faut-il le
rappeler : elles ne portent pas toutes le voile - la catégorisation
elle-même est discutable), il les inclut à bras ouverts comme Québécoises à
part entière dans notre modèle social qui célèbre la primauté sociale du libre
arbitre sur le dogme religieux;
3 - Il n'est pas
absolument nécessaire d'être en situation de crise consommée pour légiférer sur
une question sociale. La législation n'est pas qu'un outil de résolution de
problèmes; elle peut aussi être un outil d'affirmation collective du vivre
ensemble posant les balises normatives du socle social a priori, avant
que ne surviennent les conflits;
4 - Non seulement (i) on
rappellera que les constituants de la Charte canadienne des droits et libertés
l'ont imposé au Québec sans son consentement et même en dépit de son refus en
1982 lors du rapatriement (ce qui permet singulièrement de remettre en cause la
légitimité de l'argument de la « volonté constituante » au Québec),
mais surtout (ii) prétendre réinterpréter rétroactivement le droit
constitutionnel alors que Québec a pourtant scrupuleusement suivi la balise que
constitue l'arrêt Ford reviendrait ici à réécrire les règles du jeu en
cour de partie pour pénaliser une action pourtant franche au moment où elle a
été posée. Un tel usage du pouvoir judiciaire pourrait dangereusement paraître
arbitraire et contraire aux principes fondamentaux de non-rétroactivité et de
certitude juridique sur lesquels se fondent les démocraties d'Occident depuis
les Lumières;
5 – Loin refuser
l'« Autre », le Projet de loi 21 l’invite à bras ouvert à comprendre
le « Nous » collectif dans la convergence culturelle pour le
rejoindre et l'intégrer pleinement par l'adhésion à des normes et valeurs
sociales de base jugées essentielles aux rapports communs;
6 – La reconnaissance
d'une distinction entre les « croyances » et les
« pratiques » religieuses est une conception philosophique et politique
du rapport entre l'individu et le religieux. Ce modèle civique, fruit des
Lumières renouvelé par la Révolution tranquille au Québec, est tout sauf
religieux : il est né en réaction à la dominance ecclésiastique
dans les affaires publiques pour favoriser le principe de tolérance de toutes
les religions dans la communauté;
7 – Si le modèle de
l'égalité subjective est celui mis de l'avant par une jurisprudence de la Cour
suprême du Canada ancrée dans le multiculturalisme de common law, il est loin
d'être le seul modèle humain valable de ce que signifie « égalité ».
D'autres sociétés hors du monde anglo-saxon (les exemples internationaux sont
légions) peuvent concevoir la notion d'« égalité » différemment. Pour
de nombreuses juridictions civilistes d'Europe continentale, par exemple, elle
est plutôt comprise comme signifiant une application formelle d'une même règle
pour tous – et c'est plutôt dans un tel modèle, historiquement le sien, que la
société distincte du Québec se reconnaît. Nier la validité de modèles
différents revient à nier impérialement l'idée qu'une société puisse
légitimement « penser différemment » du canon établi par une autre;
8 – Finalement, plaider
toute absence de validité à l'argument que le Québec est une société distincte,
avec une tradition juridique distincte considérant une relation d'avantage
équilibrée qu'unilatérale entre individu et société lorsqu'il est question de
droits fondamentaux, entraîne nécessairement – au surplus de nier l'histoire et
la réalité – un paradoxe. Le multiculturalisme libéral consacré à la Charte
canadienne des droits et libertés fait partie de la constitution du Canada,
elle-même absolument dépendante du fédéralisme en tant que théorie politique
qui, par définition, suppose une organisation étatique partagée et respectueuse
des différentes réalités sociales entre les provinces. Si le respect des
différences collectives des provinces n'a pas lieu d'être (voire, doit être
combattu!), le fédéralisme constitutionnel n'a pas lieu d'être – entraînant
dans l'invalidité avec lui la Charte canadienne des droits et libertés dont
l'encre repose sur la constitution canadienne. Dès lors, le fondement
constitutionnel invoqué pour combattre le Projet de loi 21 s'invalide lui-même.
Toutes ces réponses, nous les avons tentées, et
toutes ces réponses, elles se sont butées à un mur, à un refus catégorique de
ne serait-ce que les considérer. « Vous avez tort », suivi d'un
renvoi à l'argument initial, affirmé comme une prémisse incontestable. Le
constat est sans appel: tout discours sur la question est cadenassé par la
pétition de principe.
Hier, à l'occasion de cette grande conférence
devant les sommités juridiques canadiennes de droit constitutionnel dans la
Ville-Reine, nous assistions à une mise en garde
formelle : le constitutionnalisme canadien n'acceptera pas, ne pourra
jamais accepter, le Projet de loi 21 – et toute prétention à un modèle social,
épistémique, juridique qui se distancerait de l'hégémonie du modèle canadien du
multiculturalisme libéral serait en soi condamnable sans discussion ni appel.
Nous avons été formellement prévenus, les
opposants au Projet de loi 21 préparent déjà leurs armes pour chercher à le
tailler en pièces. Dès l'entrée en vigueur du Projet de loi, il sera
contesté devant les tribunaux, par de nombreux intervenants de partout ailleurs
au Canada ainsi que par la toute-puissance fédérale, et tous les coups seront
permis. On anticipe que les procédures sont déjà en train d'être écrites avant
même que la loi ne soit adoptée. Les canons de la fédération s'en font une
mission relevant de la raison d'État. La Charte canadienne -doit- primer, peu importe
les dispositions dérogatoires, et -doit- invalider l'entreprise de laïcité
québécoise.
...
J'affirmais plus tôt la possibilité d'une crise
constitutionnelle grave devant le refus canadien du Projet de loi 21 si ce
dernier et son recours aux dispositions dérogatoires -et avec elles,
l'affirmation du modèle québécois différent et distinct- devaient être mis de
côté comme illégitimes. C'est aujourd'hui, à mon humble avis, maintenant une
certitude. D'ici quelques semaines, les valeurs sociales et la tradition
juridique québécoise vont entrer en collision frontale avec le modèle
constitutionnel canadien et le multiculturalisme libéral dans un maelström
digne du Lac Meech.
Nous assistons aujourd'hui, en direct, aux
premières lignes d'un chapitre houleux de notre histoire. Une tempête se
prépare, le combat d'une génération est devant nous, tout près. Le droit, le
gouvernement, la nation et les juristes québécois devront faire preuve d'une
résolution, d'une préparation, d'une stratégie et d'une bravoure rien de moins
que parfaite devant l'adversité si nous voulons espérer triompher de cet
affrontement inégal où toute la puissance et l'influence fédérale se braquera
contre le Québec. Mais nous en sommes capables. Le Québec regorge de brillants
esprits juridiques, politiques, civiques, tant au sein des élus, que de la
société civile, que de nos universités. Le peuple québécois, source et racine
de notre démocratie, rejette le multiculturalisme et les accommodements
raisonnables et réclame à grande soif la laïcité, l'affirmation son droit
distinct et la validité de son modèle social différent axé sur la convergence
culturelle, où -c'est une évidence, mais il semble falloir le rappeler- tous
sont bienvenus, indépendamment de toute question liée à la religion ou à
l'origine ethnique. La laïcité, le droit civil, la société québécoise, sont
pour tous les 8 millions de Québécois qui participent à cette grande et belle
aventure qui est la nôtre, quels que soient la conviction, le nom de famille ou
le pays de naissance de chacun.
Aujourd'hui, nous écrivons l'Histoire. Notre
histoire. Et ce sera pour moi un privilège et un honneur de monter aux côtés
des meilleurs de notre nation, en première ligne, pour porter de haute lutte
cette cause, liée à l'existence même de la société québécoise jusqu'au bout.