La menace transsexuelle

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Aprilus met la table

Je ne connais intimement aucune personne trans. J’en ai côtoyé, sans pour autant prétendre les connaître. Les trans ne sont pas légion – surtout en région. Et pourtant, ils existent et ils continueront d’être. Virtuellement, j’en connais. Et ce sont leurs confidences qui me poussent à m’associer à ce nouveau texte de François Doyon. Mais honnêtement, je ne tiens pas spécialement à être une sorte de porte-parole. La diversité me nourrit, me plaît – à moi qui suis banalement hétéro, pas du tout adepte d’épilation et friand des pressions douces et gourmandes que seules peuvent exercer les touffes classiques – mais voilà, j’aime mieux quand les trans et les intersexes (qualifiés autrefois d’hermaphrodites) parlent en leur nom. Idéalement, pas dans le genre de Jessica Yanniv; cette femme trans de Colombie Britannique qui collectionne les plaintes/poursuites (seize en tout) contre de malheureuses esthéticiennes à statut précaire et jubile de voir sa trogne et les détails de son appareil génital massivement diffusés d’un océan à l’autre… Une nuisance pour les trans dont la majorité n’endosse pas ce genre d’excès.

Depuis ma dernière collaboration avec Doyon, je me suis fait tasser (virtuellement s’entend) par des gens que j’estimais pourtant beaucoup. Du monde qui fustige les safe space mais s’y confine aux premières turbulences. Là ou je deviens vraiment exaspéré, c’est quand des «namis», à priori érudits, me balancent que notre billet donne dans la théorie du genre. Faut vraiment ne pas avoir lu le texte en question. Ou alors n’en avoir lu que la critique. Dès le lendemain de la publication, j’ai reconnu que le choix du titre constituait un faux pas : le recours au suffixe «phobe». Autre obstacle au débat serein, une certaine propension à recourir aux réseaux sociaux plutôt qu’aux tavernes pour décompresser! Ce que je peux affirmer, c’est que le dernier texte de Doyon, je l’ai soumis à une ancienne collègue sexologue que j’estime beaucoup et qu’elle n’y a pas débusqué de relents de «théorie du genre», bien au contraire. Le texte évoquait notamment des informations essentielles sur les intersexes et relevait la vulnérabilité des personnes trans et intersexes. Le tout avec de solides références. De mon bord, je lançais une piste de réflexion, à savoir le rôle des facteurs environnementaux dans la perturbation de la fonction de reproduction.

Depuis la publication de l’article, les trans se sont retrouvés sous les projecteurs et pas toujours sous leur meilleur jour (j’ai déjà évoqué le cas de Yanniv). Prenons les sorties publiques de Gabrielle Bouchard. Mon sentiment brut – et là, je n’engage que ma petite personne – c’est qu’il est malaisant de voir une femme trans pousser la gourmandise jusqu’à se faire porte-parole d’un organisme censé représenter l’ensemble des femmes. Et je n’avance pas cela du fait que je trouve Bouchard imbuvable avec ses grilles de lecture étazuniennes. Il devrait, à mon humble avis, en être de même pour ce qui est des épreuves sportives destinées aux femmes. D’ailleurs, je ne crois pas qu’il y ait chez les trans une soif particulière pour cela. Non que je veuille porter écho aux braillements de conservateurs anti-avortement tels que ceux qui gargouillent au sein de «The héritage Foundation» (USA); ni parce que je veux enlever quoi que ce soit aux trans; mais bien parce que je crois que la majorité composée de femmes «biologiques» devrait avoir droit de cité. Je m’oppose à la mise en accusation permanente de ces femmes/hommes dont le parcours de vie est celui de la majorité.

Les glapissements conservateurs et religieux voudraient nous donner l’impression que nous sommes en proie à une invasion de trans et d’intersexes écumant de rage et avides de piétiner les droits de la majorité. Or faire tourner ce genre de fumier, c’est contribuer à donner l’impression que ces micro-minorités constituent une menace. Cela tient d’un délire nourrit par les frasques d’une poignée d’individus moussés par la mouvance intersectionnaliste. Plus grave, cela risque de porter préjudice à des personnes hautement vulnérables. Il est consternant que des gens prétendument instruits contribuent à caricaturer une population aussi fragile. Les revendications de l’immense majorité des trans/intersexes sont beaucoup plus terre à terre. Comment par exemple, faire ses petits besoins quotidiens – uriner/déféquer – sans subir d’humiliations. C’est ce que met ici en relief le philosophe François Doyon.

Doyon procède à la dissection

Une forme radicale et teigneuse de féminisme prône de façon agressive la théorie conspirationniste selon laquelle des « hommes qui se prétendent femmes » (c’est l’expression que ces féministes utilisent pour parler des femmes transsexuelles) perpétuent leur domination masculine et jouent les opprimés pour tenter d’usurper des lieux de pouvoir de femmes, des refuges pour femmes, ainsi que des espaces non mixtes pour femmes, comme les toilettes. Ce féminisme considère les femmes trans, comme l’écrit le sociologue Michel Dorais, comme « des caricatures des stéréotypes qu’elles [les féministes] ont combattus, négligeant le fait qu’une personne transsexuées qui n’est pas typée dans l’expression du sexe auquel elle aspire verra sa candidature refusée par les comités cliniques qui décident de ce type d’intervention 1». J’aimerais montrer dans le présent essai que la menace transexxuelle n’est qu’un mythe.

Les propos tenus dans les médias, sociaux ou non, à l’endroit des personnes transsexuelles transpirent souvent la méconnaissance et peuvent s’avérer destructeurs, car les transsexuels, comme toutes les personnes issues de la diversité sexuelle, présentent un plus grand risque d’itinérance, de toxicomanie, de troubles de santé mentale et d’idéations suicidaires. En 2015 on rapportait un taux de tentatives de suicide chez les personnes transsexuelles de plus de 30 %. Bien des gens banalisent l’effet d’être constamment mégenré (mégenrer, c’est utiliser un pronom ou un autre terme d’un mauvais genre à propos d’une personne). Quand le déni de son identité est vécu tous les jours, plusieurs fois par jour, cela devient harcelant. Les conséquences légales, au Québec, d’actions nuisibles comme celle de mégenrer de façon intentionnelle sont donc bien justifiées et non rien à voir avec une violation de la liberté de conscience, car les personnes qui s’opposent aux revendications des personnes trans ont bien le droit de penser ce qu’ils veulent tant qu’elles respectent la loi.

Les femmes trans représentent-elles une menace pour les autres femmes ? Des féministes demandent, invoquant l’argument de la sécurité et de la pudeur, que la non-mixité continue de s’appliquer, du moins dans une partie des vestiaires et des toilettes. Pour ces controversistes, les femmes trans sont des hommes qui ne devraient pas avoir le droit d’aller dans les toilettes réservées aux femmes, car les personnes possédant un pénis représentent à leurs yeux un risque d’agression potentiel pour les femmes. Préserver la non-mixité de ces lieux permettrait selon elles de limiter les cas d’agression, bien qu’on n’ait jamais entendu parler d’agression commise par une femme trans dans les toilettes publiques du Québec (ce sont les femmes trans qui se font agresser, comme nous le verrons plus loin). Une définition traditionnelle et binaire du sexe basée sur les organes génitaux est défendue afin de justifier l’exclusion des femmes trans des toilettes et vestiaires réservée aux femmes. Si l’on suit la logique selon laquelle c’est le sexe anatomique qui détermine la toilette où il faut aller, un homme trans devrait aller dans les toilettes des femmes. Mais les femmes risquent de très mal l’accueillir. On va me dire que les hommes trans devraient aller dans des toilettes pour hommes trans. Suivant ce principe, il faudrait donc une toilette pour femmes, une toilette pour hommes, une toilette pour femme trans, une toilette pour homme trans, une toilette neutre pour les intersexués, et une toilette sans hommes pour les hommes intéressés par les hommes (les agressions sexuelles entre hommes, ça existe). Ça commence à faire beaucoup de toilettes. Ça va coûter cher et prendre beaucoup de place.

Une solution plus raisonnable, me dira-t-on, serait d’avoir des toilettes pour femmes, des toilettes pour hommes et des toilettes neutres pour les personnes trans. Mais pensez vraiment que les trans vont aller dans les toilettes pour trans ? On peut facilement imaginer que la très grande majorité des personnes trans n’iront pas dans les toilettes neutres s’il y a des toilettes pour hommes et des toilettes pour femmes disponibles. Pour ne pas se faire remarquer. Pour ne pas se peinturer une cible dans le dos. Pour la même raison qu’on ne sort pas un homosexuel du placard de force.

En attendant l’omniprésence des toilettes neutres, où les femmes trans devraient-elles aller se soulager quand il n’y a pas de toilettes neutres ? Demander que la non-mixité des organes sexuels dans les toilettes continue de s’appliquer n’a pas vraiment de sens, car elle n’est pas appliquée en ce moment. Il est souvent difficile de remarquer qu’une femme est une femme trans ou qu’un homme est un homme trans. En effet, dans un pays comme le Canada ou le Royaume-Uni, nous avons probablement tous été dans une toilette publique en même qu’une personne trans sans le savoir2.

Une étude du William Institute de 2013 a montré que 70 % des personnes trans ont déjà vécu du harcèlement verbal ou une agression physique dans des toilettes publiques. Pour David Kilmnick, président de l’association New York LGBT Network, « Refuser de protéger les jeunes les plus vulnérables est à la fois déplorable et dangereux […] Nous savons pertinemment que la communauté transgenre ne risque pas de commettre des délits sexuels, c’est elle qui risque très fort d’être victime 3». Les statistiques montrent que ce sont les femmes trans qui sont le plus à risque de subir des agressions dans les toilettes, lorsqu’elles sont forcées d’aller dans celles réservées aux hommes. Sans nier le besoin de sécurité des femmes en général, il ne faut pas augmenter le risque d’agression de celles qui sont déjà les plus agressées dans la réalité. Les femmes trans sont plus à risque d’être victime d’agression sexuelle et il faudrait les obliger à aller dans les toilettes des hommes ? Au risque de me répéter, quels sont les cas d’agression commise dans des toilettes publiques par des femmes trans au Québec ? Il faut aussi avoir de la sympathie pour les femmes trans, pas seulement pour les autres femmes.

Focaliser sur les organes génitaux comme le font les opposants aux revendications des trans, c’est contraire au féminisme, qui a lutté pendant des décennies pour que la biologie ne scelle pas le destin des femmes. Si je ne me trompe pas, ne pas réduire les femmes à leur biologie a été la base du féminisme. Là on revient à la biologie pour défendre les femmes ? C’est revenir en même temps aux préjugés sexistes de l’homme violent et de la femme douce. Le féminisme teigneux oublie ce qu’est le féminisme en réactivant des préjugés sexistes qui focalisent sur l’essence biologique de l’homme et de la femme.

Dans la même veine, ce n’est pas nécessairement le corps mâle qui rend violent, c’est peut-être aussi la socialisation des garçons. Qu’est-ce qui rend vraiment un homme potentiellement dangereux pour les femmes, son corps ou sa socialisation dans une culture patriarcale ? La biologie est importante et elle fait que les hommes sont souvent plus forts que les femmes, mais avant de déclarer qu’une femme trans doit se faire couper le pénis avant d’entrer dans les toilettes des femmes, il faudrait prouver scientifiquement que c’est le pénis qui représente un risque pour la sécurité des femmes et non pas la socialisation des garçons. La violence des hommes envers les femmes n’est pas nécessairement naturelle. La féministe Andréa Dworkin a beaucoup critiqué cette idée que les femmes sont « biologiquement bonnes », par opposition aux hommes biologiquement dangereux pour les femmes. Cette idée de hiérarchisation biologique est « une des plus dangereuse et plus mortifère du monde ». Les conservateurs tiennent à ce que la plus grande part des différences entre hommes et femmes soit d’origine organique, pour enfermer les femmes dans leur rôle traditionnel d’êtres fragiles et passifs, que les hommes doivent dominer.

Les militantes contre les toilettes mixtes disent que la ségrégation sexuelle dans les toilettes est une « préoccupation féministe ». Mais étudier l’histoire nous apprend que c’est en réalité une préoccupation sexiste et misogyne. Car c’est avec le développement de théories sexistes que s’est imposée l’idée que l’État doit prendre en charge d’assurer la création de toilettes séparée selon le sexe. En effet, avant la fin du XIXe siècle, il n’y avait pas de ségrégation sexuelle dans les toilettes. Entre la fin du XIXe siècle et 1920, quarante États américains ont voté des lois obligeant les gens à aller dans les toilettes assignées à leur sexe — ce qui depuis pose des problèmes à ceux qui ne se reconnaissent pas dans le sexe ou qui refusent d’être identifiés à un sexe ou un genre.

L’idéologie sexiste à la base de la ségrégation sexuelle dans les toilettes est celle selon laquelle la place des femmes est à la maison et que la place des hommes est l’extérieur de la maison, à la guerre, au champ ou sur le marché du travail. Les hommes étaient dérangés de voir les femmes pénétrer dans leur sphère en investissant le marché du travail, et on a voulu séparer les toilettes selon le sexe pour au moins les confiner à leur sphère quand il s’agit d’évacuer les résidus quotidiens du corps.

Selon Terry S. Kogan, de l’Université de l’Utah, « ces lois étaient enracinées dans la prétendue “idéologie des sphères distinctes” du début du XIXe siècle — l’idée selon laquelle, pour protéger la vertu des femmes, elles devaient rester à la maison pour s’occuper des enfants et des tâches ménagères.4. » À cela s’ajoutent les valeurs puritaines de l’époque victorienne, qui survalorisaient la pudeur jusqu’à la névrose.

Bref, le discours de « femmes-trans-comme-hommes-violeurs » est véhiculées sans preuve au dans le but de s’opposer au droit d’accès des femmes trans aux toilettes de femmes5. Le plus perturbant dans tout cela est l’insistance obsessionnelle de certaines « féministes » à s’en tenir à une vision rigide patriarcale des sexes.

1 Michel Dorais, Nouvel éloge de la diversité sexuelle, p. 62.

2 https://www.theguardian.com/commentisfree/2016/dec/02/fears-gender-neutral-toilets-women-trans-people-violence

3 https://www.tvanouvelles.ca/2017/02/24/des-eleves-transgenres-denoncent-la-nouvelle-guerre-des-toilettes

4 https://theconversation.com/how-did-public-bathrooms-get-to-be-separated-by-sex-in-the-first-place-59575

5 https://medium.com/@florence.ashley/le-mythe-de-la-violence-trans-une-r%C3%A9ponse-%C3%A0-lise-ravary-4286df243dc4

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