Parlons de ceux qui défendent ce qu'ils appellent la "laïcité ouverte", que je refuse d'appeler comme ça. Pourquoi ? Premièrement parce que ça sous-entend que "l'autre" laïcité est fermée, ce qu'elle n'est pas. Deuxièmement, parce que ce n'est pas de la laïcité du tout puisqu'on y défend la reconnaissance des religions par l'État, or la laïcité, c'est la séparation de l'État des religions. Bref, ceux qui défendent ça devraient arrêter de présenter les religions comme des options spirituelles.
En effet, il semble y avoir une forme de supercherie. Les défenseurs de cette option, que je préfère appeler du multiconfessionalisme (après tout, la gauche intersectionnelle invente assez de néologismes, alors le mien vaut bien les leurs), affirment que la religion, c'est personnel.
Ceux qui défendent la "laïcité républicaine" ou la "laïcité stricte" (autrement dit, la vraie laïcité) aussi, me direz-vous? Non.
La différence paraît subtile quand on regarde trop vite, mais elle ne l'est pas. Les partisans de la laïcité disent que la religion DOIT être personnelle. Les partisans du multiconfessionalisme affirment qu'elle l'est. C'est complètement différent, et les implications sur la manière de gérer la diversité religieuse sont considérables.
Les défenseurs du multiconfessionalisme ont tendance à présenter les religions comme des options spirituelles quand vient le temps, justement, d'affirmer que la religion, c'est personnel, de façon à pouvoir dire qu'on n'a aucune raison d'imposer un cadre à la liberté de religion - comme on le fait pourtant avec la liberté de conscience et avec la liberté d'expression des convictions non religieuses.
Mais ce qu'ils défendent comme liberté de religion pratiquement sans limite, est loin de se limiter à l'aspect spirituel des religions. Si certains religieux se limitent à des aspects spirituels de leur religion, beaucoup d'entre eux, au contraire, ont une conception de leur religion qui implique des considérations normatives - éthiques et politiques - ainsi que des prétentions épistémiques (des croyances factuelles, par exemple la conviction qu'on descend d'Adam et Ève, que le déluge a vraiment eu lieu, qu'un type en Arabie a vraiment eu une révélation au septième siècle, etc.)
Or il est à noter qu'à partir du moment où il y a des implications éthiques, politiques et épistémiques, on ne parle plus de quelque chose de personnel. Notamment, les croyances normatives d'une personne ont un impact sur les autres, puisqu'elles orientent ses façons d'agir.
Les partisans du multiconfessionalisme (encore une fois, eux, ils appellent la laïcité ouverte) s'inscrivent généralement dans la philosophie libérale, selon laquelle l'État ne doit pas favoriser certaines conceptions du bien par rapport à d'autres (comme si c'était possible).
Aussi, le fait, par exemple, d'interdire contextuellement le port de signes religieux aux représentants de l'État, a pour effet d'en exclure ceux dont la conception de la religion est contraignante sur le plan vestimentaire, ou du moins de faire en sorte que, pour devenir représentants de l'État, ils seraient obligés de faire violence à leurs convictions religieuses, ce qui n'est pas le cas pour les non croyants ou pour ceux qui ont une conception moins contraignante de leur religion.
Du point de vue des défenseurs de la laïcité, ce n'est pas un problème : justement la religion doit être personnelle. C'est quelque chose qu'on n'a pas à afficher devant les citoyens alors qu'on est censé représenter l'État. Bien entendu qu'une conception fondamentaliste d'une religion, une conception qui implique que la religion doit imprégner chaque aspect de la vie, est moins compatible avec la laïcité qu'une conception modérée ou ou une conception seulement spirituelle. Dès qu'on admet que quelque chose doit être indépendant de la religion, cette chose devient forcément incompatible avec une conception selon laquelle la religion doit tout imprégner.
Par opposition, les partisans du multiconfessionalisme vont y voir un problème. Il s'agit à leurs yeux d'un favoritisme indu envers les conceptions plus modérées ou moins contraignantes des religions. De leur point de vue, l'État déroge à son obligation de ne favoriser aucune conception du bien par rapport à une autre.
Les partisans du multiconfessionalisme affirment que la religion est personnelle, mais ils continuent d'en défendre les manifestations même si elles ne sont pas personnelles (et cela ne se limite pas au fait de porter un signe religieux devant les autres, ça concerne aussi notamment la façon dont on éduque ses enfants, dont on interagit avec les gens qu'on côtoie de multiples autres manières). Comme si le fait d'avoir déclaré a priori que c'était personnel, empêchait les implications des religions qui sont normatives et non spirituelles d'avoir un impact sur les autres.
Qu'ils défendent le multiconfessionalisme, soit, mais qu'ils le fassent honnêtement, et cela implique qu'ils arrêtent de présenter les religions comme des options spirituelles : non seulement elles sont beaucoup plus que ça, mais contrairement aux partisans de la laïcité, ils n'admettent même pas que c'est ce qu'elles devraient être.