Avantager les effrontés

Par: Annie-Ève Collin

Avantager les effrontés en milieu scolaire


Ceux qui enseignent peuvent tous en témoigner : quand on donne une échéance pour un travail, même si on est très clair à l'effet que l'échéance est telle date et qu'aucun retard ne sera toléré, il y a des élèves qui sont plus volontaires que d'autres pour quémander des privilèges. Ils trouvent 1001 raisons de dire que ce n'est pas leur faute s'ils n'ont pas pu terminer le travail à temps et qu'il serait injuste de les pénaliser ; ce qui serait juste, de leur point de vue, ce serait de leur donner plus de temps qu'aux autres, parce qu'après tout, eux, ils vivent une situation que les autres ne vivent pas.

 

La même chose est vraie pour les critères de correction : on a beau avoir donné des critères clairs, avoir fait bien comprendre aux élèves ce qu'ils devaient maîtriser pour une évaluation, il y en a toujours qui trouvent toutes sortes de raisons pour dire qu'eux, ils sont dans une situation qui fait que ce n'est pas leur faute s'ils n'ont pas rempli tel ou tel critère, et qu'ils devraient avoir une meilleure note que celle que le professeur leur a donnée, même si la note respecte entièrement les critères de correction annoncés.

 

Et savez-vous ce que ça donne quand les professeurs cèdent à ce genre de chose? Ça crée des inégalités. Ça fait en sorte d'avantager les élèves les moins responsables, ceux qui sont doués pour trouver des raisons de dire que les choses ne sont pas leur faute, ceux qui s'attendent à ce que ce soit le professeur qui fasse des changements pour eux plutôt que de s'ajuster aux situations dont ils pouvaient prendre connaissance d'avance, en comprenant que toute la classe est concernée, pas seulement leur petite personne. Les élèves effrontés, quoi!

 

Ça fait en sorte d'avantager ce genre d'élèves, au détriment des élèves qui ont compris que les règles sont les mêmes pour tout le monde, et qui prennent la responsabilité de faire ce qu'ils ont à faire pour que leurs travaux soient conformes aux exigences et pour les remettre à temps, ou qui dans le pire des cas, assument les conséquences que ça a pour eux quand ils ne font pas ce qu'ils ont à faire.

 

Certains professeurs raisonnent comme ceci : "Cet élève-là était dans une situation particulière. J'imagine que si d'autres avaient eu besoin d'un accommodement spécial, ils seraient aussi venus me le demander." Eh bien non, justement ! Non, parce qu'il y a des gens qui, sachant qu'ils sont dans une situation X, trouvent des moyens de respecter les mêmes consignes ou règles ou contraintes que les autres malgré leur situation.


Pas étonnant que, quand les professeurs cèdent à ce genre de chose et que des élèves l'apprennent, il y a des élèves qui disent : "C'est injuste! Moi, j'ai écouté, lu et compris les consignes et je me suis arrangé pour les suivre! Si j'avais su, moi aussi, j'aurais demandé du temps de plus ou une correction moins sévère!"

 

Les établissements scolaires ont des règles. On prévoit des situations particulières qui justifient l'absence à une évaluation ou encore un retard dans l'apprentissage. Les élèves dont la situation est prévue par ces règles, doivent apporter la preuve qu'ils ont bien droit à un accommodement. Les professeurs devraient s'en tenir strictement à ça. Si des professeurs respectent les règles et d'autres pas, vous savez ce que ça fait? Des inégalités ! Et des inégalités d'autant plus odieuses qu'elles avantagent les effrontés au détriment de ceux qui prennent leurs responsabilités. 

 

Ce genre de raisonnement de la part d'un professeur - supposer que si un élève a besoin d'un traitement spécial, il le demande, et que ceux qui ne le demandent pas n'en ont pas besoin - est d'autant plus problématique que ça revient à laisser chaque élève juger de si sa situation est vraiment particulière et justifie un traitement spécial. 


Sans doute les élèves qui tirent toutes les ficelles qu'ils peuvent pour obtenir une meilleure note, une reprise d'examen ou un délai supplémentaire sont-ils parfois sincèrement convaincus que leur situation est exceptionnelle, mais ça reste une impression subjective. Peut-être que s'ils connaissaient les situations des autres, ils se rendraient compte que la leur n'est pas unique et qu'il y avait moyen de s'arranger pour respecter les mêmes consignes que tout le monde.


Avantager les effrontés, ça existe aussi ailleurs qu'à l'école...

 

Je soupçonne que certains lecteurs commencent à me voir venir. Étendre l'obligation d'accommodement raisonnable aux motifs religieux, ça aussi, ça a pour effet de créer une inégalité à l'avantage des effrontés, ceux qui exigent que les autres s'ajustent à eux, au détriment de ceux qui s'ajustent aux autres.


L'accommodement raisonnable, au départ, doit servir à rétablir l'égalité quand une situation est involontairement discriminatoire envers les personnes handicapées ou malades. On parle de discrimination involontaire quand les façons de faire ou les installations ont pour effet de défavoriser un groupe de personnes sans qu'on ait eu l'intention de défavoriser qui que ce soit. 


Un handicap ou une maladie sont des choses sur lesquelles ceux qui les ont n'ont pas de contrôle. Objectivement, une personne qui se déplace en chaise roulante ne peut pas avoir accès à des locaux qui se trouvent au troisième étage sans un ascenseur lui permettant de se rendre au troisième étage. Objectivement, l'interdiction de transporter une seringue a sur quelqu'un de diabétique un impact qu'elle n'a pas sur les autres. Ni les personnes en chaise roulante, ni les diabétiques ne peuvent changer quoi que ce soit à leur situation (d'ailleurs il y a fort à parier que si elles le pouvaient, elles n'hésiteraient pas à se débarrasser de leur handicap ou de leur maladie).


Certains justifient le fait d'avoir étendu l'obligation d'accommodement à la religion en arguant que la religion est un motif de discrimination reconnu, tout comme le handicap et la maladie. C'est un peu court.


Encore une fois, quelqu'un peut apporter la preuve objective qu'il a une maladie ou un handicap, et que ça fait en sorte que quelque chose de facile pour les autres lui est difficile, voire impossible. 


Avec la religion, c'est différent, d'autant plus que nos tribunaux ont adopté ce qu'on appelle la conception subjective de la liberté de conscience. Quelqu'un qui demande un accommodement pour un motif religieux doit simplement être sincèrement convaincu d'avoir telle obligation religieuse, et que ça fait en sorte que les normes qui s'appliquent à tout le monde dans tel contexte le défavorisent particulièrement ; il n'a même pas à apporter de preuve objective que ce qu'il invoque est vraiment une obligation dans sa religion. Il revient vraiment au demandeur d'établir, selon sa SUBJECTIVITÉ, s'il est défavorisé par rapport aux autres, parce qu'à lui, contrairement aux autres, on imposerait de renoncer à sa foi pour avoir accès aux mêmes avantages que les autres.


D'aucuns dénoncent le statut spécial des religions : on peut être accommodé pour ses croyances religieuses, mais pas pour ses convictions politiques. Des gens disent, par exemple : "C'est injuste! Moi, je me conforme aux codes vestimentaires, même si ça m'impose de porter autre chose que ce que je voudrais. Mais ceux qui portent un signe religieux, eux, on leur donne un traitement de faveur! Si je comprends bien, je devrais être moins conciliant, refuser de respecter les règles communes, comme ça on me donnerait des avantages sur les autres ?" Est-ce que ça ne paraît pas tout aussi légitime que la réaction d'élèves décrite précédemment ?


En effet, on peut être exempté d'un code vestimentaire si c'est pour porter un signe religieux, mais pas si c'est pour porter un signe politique, ou pour continuer de s'afficher comme métalleux, comme homosexuel ou comme végane, ou simplement parce qu'on ne se sent pas soi-même avec une cravate, que porter la cravate ne correspond pas à notre "identité profonde" pour reprendre l'expression de plusieurs défenseurs du statut spécial de la religion : selon ces derniers, un code vestimentaire qui obligerait un croyant à enlever temporairement son signe religieux serait plus grave qu'un autre code vestimentaire parce que ça toucherait "l'identité profonde du croyant". 


Depuis longtemps, on empêche les fonctionnaires d'afficher leurs convictions autres que religieuses dans la fonction publique, mais jusqu'à récemment, on faisait un exception pour l'affichage des convictions religieuses.


Face à ces arguments, des défenseurs du statu quo en ce qui concerne l'interprétation de la liberté de religion ont tendance à dire que si les croyants demandent des exemptions aux codes vestimentaires alors qu'on n'en demande pas au nom des convictions politiques, au nom de son identité de métalleux ou au nom de son aversion pour les cravates, ça révèle que les signes religieux sont plus importants pour ceux qui en portent, que le sont les autres types de signes et de vêtements. 


Et si ça révélait surtout que, contrairement à certains religieux - parce qu'en effet, c'est loin d'être tous ceux qui ont des croyances religieuses qui demandent des accommodements, que ce soit des exemptions aux codes vestimentaires ou autre chose - les métalleux, les gens qui ont des convictions politiques, y compris ceux qui ont l'habitude de les afficher par leur habillement, ceux qui n'aiment pas les cravates, etc., comprennent qu'un code vestimentaire doit s'appliquer également à tout le monde, et que c'est à eux de s'ajuster aux autres et aux situations et non l'inverse?


On accommode ceux qui ont des croyances religieuses et il y a une obligation sociale de respecter leurs croyances, mais la même chose ne s'applique pas à ceux qui croient à l'astrologie ou aux prédictions des voyantes, ni aux platistes, ni aux anti-vaxx. Pourquoi est-ce qu'on aurait un devoir de reconnaissance spécial pour des croyances irrationnelles simplement parce qu'elles ont le titre de religion? 


Réponse fréquente de ceux qui défendent le statut spécial des religions (souvent en niant que c'est de ça qu'il s'agit : un statut spécial) : on n'accommode pas ceux qui croient à l'astrologie ni les platistes parce qu'ils ne demandent pas d'accommodements.


Permettez-moi de douter que le fait que ces gens ne demandent pas d'accommodement alors que les religieux, si, soit sans lien avec l'obligation sociale, et même légale qu'on nous impose de respecter les religions. 


On peut sans problème dire que l'astrologie et l'hypothèse de la terre plate sont des croyances irrationnelles, et même leur attribuer des qualificatifs nettement moins polis, sans se faire accuser de discrimination. Les pseudo-sciences et les théories du complot ne sont pas incluses dans les chartes comme motifs de discrimination alors que les religions, si. On protège certaines croyances irrationnelles, mais pas toutes (oui oui, je suis en train d'affirmer sans gêne que les religions sont des croyances irrationnelles). Sans doute un platiste ou un anti-vaxx peut-il, comme tout le monde, se prévaloir de la liberté de conscience, mais seuls ceux qui adhèrent à une religion ont une catégorie prévue juste pour eux dans les chartes.


Sachant qu'à la fois les moeurs et la loi imposent le respect des religions, les croyants les plus zélés sont encouragés à demander des accommodements. On voit mal ce qui pourrait encourager quelqu'un qui croit à l'astrologie à faire de même.


Bref, il est pour le moins douteux de prendre comme critère, pour savoir si quelqu'un a vraiment besoin plus que les autres d'un traitement spécial, le fait qu'il le demande. Ceux qui demandent des traitements spéciaux n'en ont pas toujours besoin plus que les autres. Ce sont souvent plutôt ceux qui s'attendent à ce que la communauté s'ajuste à eux plutôt que d'avoir tendance à s'ajuster à la communauté.


Pour éviter les inégalités induites par ce genre de différence entre les individus (disons entre les "effrontés" et les "responsables", même si c'est trop simple pour épuiser toute la réalité), eh bien il faut que des règles soient établies. Des règles CLAIRES. 


J'entends d'ici ceux qui me répondent : "Mais il Y A des règles pour déterminer si une demande d'accommodement raisonnable pour motif religieux est raisonnable." Oui, il y en a, mais elles sont inadéquates. Et j'ai donné la raison principale dans ce texte : contrairement au handicap et à la maladie, motifs pour lesquels on peut et doit apporter des preuves objectives de sa situation et de la discrimination involontaire dont on fait l'objet, en ce qui concerne la religion, on laisse ça à la subjectivité du demandeur, puisque c'est à lui de juger s'il est défavorisé relativement à ce qu'IL conçoit comme ses obligations religieuses. 


Ainsi, plus un croyant est exigeant en lien avec sa religion, plus il est protégé? Récompenser légalement le zèle religieux, c'est censé être progressiste? 

Notez qu'il ne s'agit pas de remettre en doute systématiquement la sincérité de ceux qui demandent des accommodements religieux, pas plus que je ne remets systématiquement en doute la sincérité des élèves qui croient que leur situation à eux est particulière et mérite vraiment un traitement spécial. Non, il s'agit de remettre en doute le fait que quelqu'un se juge personnellement défavorisé comme critère pour conclure qu'il l'est réellement et qu'on lui doit réparation.


Encore une fois, cela crée des inégalités. Et il n'y a pas que la liberté de religion qui compte ; l'égalité aussi, ça compte.


 




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