L’indigence intellectuelle de la bienpensance d’aujourd’hui

Par: Claude Simard

L’époque actuelle étonne par l’incongruité et l’anarchie des idées qui y circulent. Pour lutter contre le racisme, on exacerbe les différences raciales au lieu de promouvoir l’universalisme du genre humain. Pour améliorer la condition féminine, on nie l’existence des traits biologiques qui différencient l’homme et la femme jusqu’à prétendre, en vertu de la théorie fumeuse dite du « genre », que l’identité sexuelle d’un être humain dépend de son choix personnel et non de son appartenance à son espèce. Tout en déclarant soutenir la laïcité, on accepte au nom du mythe de l’inclusion que des pratiques religieuses obscurantistes aient droit de cité et envahissent tous les pans de la société.


J’ai déjà examiné, dans un autre article1, les courants d’idées dont se réclame la bienpensance contemporaine. Je voudrais ici me pencher non pas tant sur les idées saugrenues de notre époque que sur les modes de pensée qui les ont engendrées. Mon analyse sera donc plus formelle que conceptuelle. Je m’emploierai à débusquer les vices de raisonnement qui caractérisent nos bienpensants, lesquels se recrutent dans divers milieux de l’élite politique, médiatique, universitaire, artistique et même économique. Les groupes les plus radicaux se retrouvent chez les antilaïcistes et les islamistes dans le domaine religieux, chez les féministes intersectionnelles et les transgenristes dans le domaine sexuel, chez les décolonialistes et les antifas dans le domaine politique et chez les végans et les antispécistes dans le domaine alimentaire et animaliste.


Une logique détraquée


Sur le plan rhétorique, la manœuvre couramment utilisée par les bienpensants est l’attaque ad personam qui vise directement la personne de l’adversaire sans argumenter sur le fond. On s’en prend au messager et non au contenu de son message. D’emblée l’adversaire est discrédité à l’aide d’étiquettes infamantes qui lui sont accolées arbitrairement : fasciste, raciste, islamophobe, transphobe…Il est ainsi écarté du débat sans que ses positions ne soient vraiment discutées. Il peut même être exclu d’événements ou de tribunes à cause de la sulfureuse réputation que lui imputent ses détracteurs. Compte tenu de son opposition au multiculturalisme, de son nationalisme et de sa défense de la laïcité, le sociologue et commentateur Mathieu Bock-Côté est vu comme un méchant conservateur raciste que les bienpensants du milieu universitaire ou médiatique se complaisent à noircir et à éliminer de l’espace public. Ainsi, une conférence sur le cours « Éthique et culture religieuse » qu’il devait donner à l’UQAM en avril 2017 a été annulée sous les pressions d’une association étudiante gauchiste2. De même, un débat à la librairie Le Pol de Montréal auquel il devait participer en mai 2019 a dû également être décommandé en raison d’intimidations et de menaces sur les médias sociaux3. Pourtant, la sagesse populaire enseigne depuis l’Antiquité qu’il ne faut pas tirer sur le messager quelle que soit la teneur de ses propos.


Un sophisme fréquent chez la bienpensants est l’argument non sequitur où la conclusion ne suit pas les prémisses, où une affirmation est déduite de conditions qui lui sont indûment appliquées. Il est souvent déclaré que l’islamophobie4 relève du racisme, alors que l’islam est une religion et non une race et qu’en conséquence ce culte ne peut pas du tout être appréhendé de la même façon que le racisme. Le syllogisme spécieux à l’origine de cet amalgame est le suivant : 1- La race ou l’ethnie est l’objet d’une discrimination appelée « racisme ». 2- La religion, qui peut réunir différentes races ou différentes ethnies, peut aussi être l’objet de discrimination. 3- Toute attitude négative vis-à-vis des religions est donc une forme de racisme. Ce n’est pas parce qu’une religion est pratiquée par divers peuples que ses fondements sont raciaux ou ethniques. Une religion demeure fondée moins sur l’origine ethnique de ses pratiquants que sur un système de dogmes, de croyances et de pratiques rituelles et morales. La conclusion sort ici du champ d’application des deux prémisses et n’est donc nullement impliquée par celles-ci. La peur ou le rejet de l’islam en tant que religion n’est pas du racisme, mais concerne plutôt le blasphème ou la critique des religions.


Un autre sophisme tout aussi courant est l’analogie abusive. L’argumentation repose sur une comparaison grossière et trompeuse entre des éléments de caractère intrinsèquement différent. Francine Pelletier du journal Le Devoir a commis un article5 qui illustre à merveille ce genre de divagation, que certains ont d’ailleurs dénoncé comme une « insulte à l’intelligence »6. Dans l’intention de dénigrer la loi 21 sur la laïcité de l’État que le gouvernement de Québec a fait voter en juin 2019 pour interdire le port de signes religieux uniquement aux employés de l'État en position d'autorité coercitive ainsi qu'aux enseignants du réseau scolaire public, la chroniqueuse ne s’est pas gênée pour associer le masque sanitaire au voile islamique intégral (niqab, burqa), même si le premier est recommandé temporairement à l’ensemble de la population en raison de la pandémie du coronavirus alors que le second est un signe religieux ostentatoire imposé aux femmes musulmanes pour des raisons de pudeur. À l’évidence, se cacher le visage par intégrisme religieux ou pour des raisons de santé publique n’est absolument pas de même nature et, en toute rigueur, ne peut pas être mis en parallèle. En termes plus imagés, on dira qu’il ne faut pas comparer des pommes et des oranges.


Une autre faute de logique que les bienpensants ne savent pas éviter est la contradiction. On ne peut affirmer ou défendre une chose et son contraire. Depuis Aristote, le principe de non-contradiction est considéré comme une condition fondamentale de la pensée. Sa transgression produit des discours incohérents et mensongers et conduit à prendre des positions aberrantes. Un cas frappant de contradiction suicidaire est l’appui que, dans un esprit « inclusif » tout azimut, certains groupes LGBT+ accordent aux fidèles de la religion musulmane7. Au mépris de tout réalisme, ces parangons de l’« ouverture » défendent des pratiques sexistes comme le voile islamique sans se rendre compte qu’ils soutiennent ainsi une religion particulièrement homophobe qui condamne sans rémission l’homosexualité. Le Coran compte en effet de nombreux versets qualifiant l’homosexualité d’« abomination »; dans la plupart des pays musulmans, l’homosexualité est illégale et les homosexuels sont persécutés quand ce n’est pas emprisonnés, torturés ou exécutés. Le radicalisme inclusif de ces associations LGBT+ les rend aveugles à l’incompatibilité de l’islam avec la défense des droits des homosexuels.


Le dernier sophisme que je veux signaler est l’argumentation sélective qui consiste à retenir seulement les données à l’appui de la thèse défendue et à ignorer les données qui vont à l’encontre. La démonstration est invalidée en raison de son incomplétude et de son biais. Prenons l’exemple du concept d’appropriation culturelle, dont la définition est tout à fait bancale. Dans son acception polémique, le terme désigne l’emprunt d’éléments culturels (habillement, alimentation, symboles, arts…) propres à une communauté dite « dominée » (amérindienne, africaine, asiatique…) par une communauté jugée « dominante » (en clair, les sociétés occidentales). Assimilée à une forme de spoliation ou de folklorisation caricaturale d’une culture minorée, l’appropriation culturelle est considérée comme condamnable et devrait être totalement bannie. Ainsi, en 2015, la fédération étudiante de l'Université d'Ottawa a semé la stupéfaction à travers le monde en exigeant l’interdiction de la pratique du yoga au sein de son établissement, au motif puriste qu'elle constituait une dénaturation de cette discipline sacrée des hindous8. En réduisant le concept d’appropriation culturelle à un vol à sens unique, ses partisans radicaux font abstraction du phénomène du métissage culturel qui a touché toutes les civilisations au cours de l’histoire et qui a constitué un puissant moteur du développement humain. L’emprunt culturel s’est fait réciproquement entre nations fortes et nations faibles : l’Amérique précolombienne a donné le chocolat à l’Occident et l’Occident a donné l’informatique au reste du monde. Faudrait-il que l’Occident cesse de manger du chocolat pour expier le colonialisme latino-américain ? En retour, les pays du Sud devraient-ils renoncer à l’informatique parce qu’il s’agit d’une invention occidentale ? La richesse des échanges interculturels constitue un contre-argument imparable que n’osent affronter les défenseurs du concept d’appropriation culturelle de peur de voir leur théorie absurde s’effondrer.


Ignorance ou instrumentalisation de l’histoire


Une analyse intellectuelle un tant soit peu sérieuse se doit de prendre en compte la dimension historique étant donné que les phénomènes humains, comme les phénomènes naturels, se transforment dans le temps. Pour comprendre le présent, il faut regarder ce qui l’a préparé dans le passé.


Les bienpensants n’ont pas tendance à se référer ainsi à l’histoire pour définir leurs positions. Ils aspirent à construire un monde nouveau et s’efforcent de faire table rase pour rompre définitivement avec tout ce qu’ils regardent comme des tares du passé. Leur devise est de « repartir à zéro ». Depuis la nuit des temps, les êtres humains, sur la base de leur physiologie, se sont répartis en deux sexes, les hommes et les femmes. Afin de satisfaire les revendications d’une infime minorité de personnes qui ne s’identifient pas psychologiquement à leur sexe biologique, l’humanité toute entière devrait adopter une conception de l’identité sexuelle qui ressortit davantage au ressenti psychologique individuel qu’à la réalité corporelle de l’espèce jusqu’à rejeter le fait de la binarité sexuelle qui la caractérise depuis ses origines. Il s’agit d’un double déni obstiné, à la fois de la biologie et de la définition immémoriale de l’espèce.


Quand les bienpensants s’intéressent à l’histoire, c’est forcément pour tenter de la refaire à l’aune de leurs croyances. Ils n’essaient pas de comprendre le passé en fonction du contexte historique. Ils s’efforcent au contraire de stigmatiser, de vilipender les événements, les courants, les personnages qu’ils jugent condamnables d’après les valeurs en vogue aujourd’hui. Leur anhistoricité aboutit à un révisionnisme extrême dont les militants s’acharnent à débaptiser places, avenues et édifices ou à vandaliser les monuments publics. Dans la foulée des manifestations antiracistes qui se sont multipliées récemment à travers le monde à la suite de l’assassinat du noir américain George Floyd, des activistes ont dégradé la statue de Winston Churchill à Londres9 sous prétexte que le leader de la Deuxième guerre mondiale aurait été raciste. Le parti pris de ces vandales ignorants fait fi du rôle déterminant qu’a joué Churchill pour empêcher l’Europe de sombrer dans l’enfer du nazisme.


Le rapport conflictuel et partial que les bienpensants entretiennent avec l’histoire est un des pires traits de leur inculture, si on admet que la prise en compte de la perspective historique est essentielle à une pensée rigoureuse et pénétrante.


Moralisation à outrance


Un débat d’idées est avant tout d’ordre intellectuel et suppose la discussion rationnelle de différents aspects d’une question. Sa validité dépend de la véracité des faits recueillis et de la rigueur des arguments avancés.


Les bienpensants ne se tiennent pas dans la sphère de la raison, mais bien dans celle de la morale. Ils énoncent moins des concepts que des préceptes. C’est pourquoi leurs discours ressemblent généralement à des sermons qui appellent à un monde meilleur en exhortant les gens à adopter telles et telles règles de conduite pour assurer un « vivre-ensemble » utopique, pour lutter contre le sexisme, le racisme, la transphobie, pour préserver l’environnement, pour protéger la liberté de religion, pour se réconcilier avec les peuples aborigènes, etc., autant de nobles causes qu’ils travestissent en dogmes de manière à se positionner en sauveurs de l’humanité.


Ils transforment toute discussion en jugement de valeur. Ils interprètent les discours en fonction des seuls critères du bien et de mal, le bien se situant bien sûr de leur côté et le mal du côté de leurs adversaires. Ils ne prennent pas la peine d’examiner les arguments de leurs opposants. Ils se contentent plutôt de les condamner péremptoirement en présumant que les idées que ceux-ci professent sont forcément mauvaises du simple fait qu’elles s’écartent de leurs propres croyances qui seraient, elles, bien ancrées dans la vertu sociale.


La moralisation des débats de société mène inévitablement à un climat de dogmatisme et d’endoctrinement où l’argumentation rationnelle devient impossible et où les croyances sont assénées plutôt que discutées. C’est pour cette raison que la bienpensance, à bien des égards, donne l’impression d’être une nouvelle religion avec ses prédicateurs et ses missionnaires.


Sensiblerie


Le monde des idées est le monde de l’intellect. On peut bien sûr s’enflammer pour des idées, mais il n’empêche que leur élaboration et leur évaluation doivent rester sous la gouverne de la raison et non de l’émotion, si l’on veut tendre vers l’objectivité.


La bienpensance attise au contraire l’émotivité. Elle a une forte tendance à psychologiser les débats en ramenant les idées et les opinions aux sentiments personnels. Tel argument sera jugé irrecevable non pas tant à cause de son contenu, mais parce qu’il heurte les personnes qui le rejettent. Le ressenti personnel est érigé en motif suffisant pour disqualifier ou écarter un propos. Il faudrait éviter d’exprimer une idée qui pourrait provoquer une émotion négative, particulièrement s’il s’agit de minorités qui se sentent discriminées.


J. K. Rowling, l’auteure de la célèbre série Harry Potter, a été dernièrement l’objet d’une campagne de dénigrement féroce pour un commentaire ironique jugé transphobe qu’elle a publié sur le net et dans lequel elle excluait les trans de la catégorie des femmes en osant rappeler que seules les femmes pouvaient avoir des menstruations. Bien des trans se sont sentis blessées et rejetées par cette affirmation10 qui, si on l’analyse sur le strict plan cognitif, ne fait qu’énoncer une réalité biologique. Dans la mentalité des bienpensants, cette réalité devrait être tue et même niée au seul motif subjectif qu’elle heurte le ressenti des personnes transgenres. Autrement dit, la susceptibilité des débatteurs devrait primer sur la réalité et sur la pertinence et la validité de l’argumentation.


Si on veut que la connaissance se développe et que les débats de société soient approfondis et fructueux, on ne peut pas laisser l’émotion servir ainsi de critère pour peser l’acceptabilité des arguments. Sinon la pensée prendra un recul dramatique au profit de l’affectivité, laissant le champ libre à la fureur des passions ainsi qu’en témoigne la montée inquiétante de la censure, de l’intimidation et du vandalisme.


Conclusion


Force est de constater que la bienpensance contemporaine souffre d’une épaisse inintelligence et fait preuve d’une profonde inculture. Le caractère souvent insensé et loufoque des débats auxquels elle prend part déconcerte sans fin les personnes qui sont encore capables de discernement et de réflexion.


On assiste depuis les vingt dernières années à une baisse marquée du niveau intellectuel et culturel qui ne peut qu’affaiblir nos sociétés. Illogique, anhistorique, sermonneuse, susceptible, la bienpensance actuelle est un dangereux fléau qui peut être qualifié de déroute de la pensée.





1 Cf. « Regard critique sur la bienpensance », Vigile.québec, 17 mai 2018 et Discernement.net, 2018 (https://vigile.quebec/articles/regard-critique-sur-la-bienpensance) (http://www.discernement.net/details/199). Le texte a aussi été publié comme introduction de l’ouvrage Le dictionnaire des mots piégés, Léon Ouaknine (dir.), Amazone.

2 Mathieu Bock-Côté, « La censure, c’est la liberté d’expression. Apparemment. Retour sur la controverse de l’UQAM », Le Journal de Montréal, 16 mars 2017 (https://www.journaldemontreal.com/2017/03/16/la-censure-cest-la-liberte-dopinion-apparemment-retour-sur-la-controverse-de-luqam).

3 Maxime Demers, « Une conférence de Mathieu Bock-Côté annulée à cause de menaces », Le Journal de Montréal, 26 avril 2019
 (https://www.journaldemontreal.com/2019/04/26/une-conference-de-bock-cote-annulee-a-cause-de-menaces).

4 Sur le concept piégé d’islamophobie, voir Jérôme Blanchet-Gravel (dir.), L’islamophobie, Montréal, Dialogue Nord-Sud, 2016.

5 Francine Pelletier, « Le masque », Le Devoir, 13 mai 2020, (https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/578799/coronavirus-le-masque).

6 Nadia El-Mabrouk, Daniel Baril et Kamal Codsi, « Masque sanitaire et burqa : une insulte à l’intelligence », Le Devoir, 16 mai 2020 (https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/579084/masque-sanitaire-et-burqa-une-insulte-a-l-intelligence).

7 Ainsi, plusieurs associations LGBT+ dont le Conseil québécois LGBT (Montréal) se sont prononcées contre la loi 21 sur la laïcité de l’État en exprimant leur « solidarité » aux communautés islamiques et en dénonçant la loi qui « cibler[ait] manifestement les femmes voilées musulmanes et participer[ait] ainsi à la stigmatisation d’une population déjà sur-marginalisée » (https://www.conseil-lgbt.ca/2019/05/10/des-organismes-lgbt-denoncent-le-projet-de-loi-21/).

8 Lysiane Gagnon, « Interdire le yoga ? », La Presse, 24 novembre 2015 (https://plus.lapresse.ca/screens/96cc3e24-73d8-4a68-b07e-169bc969b6077C0.html).

10 Cf. Chantal Guy, «J. K. Rowling vue par quatre (ex-)fans transgenres », La Presse, 18 juin 2020 (https://www.lapresse.ca/arts/litterature/2020-06-18/j-k-rowling-vue-par-quatre-ex-fans-transgenres). Voir la réplique de Nadia El_Mabrouk et al., « Nier la biologie, sans conséquences sur les droits des femmes ? », La Presse, 22 juin 2020 (https://www.lapresse.ca/debats/2020-06-22/nier-la-biologie-sans-consequence-sur-les-droits-des-femmes).




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