"On ne peut plus rien dire"

Par: Annie-Ève Collin

Hier, je suis tombée sur cette courte bande dessinée de Sophie Labelle, qui se moque de ceux qui se plaignent de la censure alors qu'ils jouissent d'une tribune largement suivie. Il y a quelque temps, Marc Labrèche caricaturait Sophie Durocher, en pointant notamment qu'elle se plaint de la censure alors qu'elle anime à un poste de radio largement écouté et écrit dans le Journal de Montréal.


Dans une vidéo des Brutes, dans laquelle on ne manque pas l'occasion de pointer les chroniqueurs du Journal de Montréal, Dalila Awada dit dès le début de la vidéo qu'il est ironique que ceux qui s'inquiètent pour la liberté d'expression sont souvent ceux qui jouissent du plus grand nombre de tribunes. 

Sans doute, mais j'ai pensé à quelque chose : et si en fait, les Sophie Durocher, Richard Martineau, Denise Bombardier, Mathieu Bock-Côté et les autres, n'étaient pas vraiment les principaux à s'inquiéter de la censure, mais surtout ceux qu'on a l'occasion d'entendre le faire? Bien sûr, EUX, ils peuvent parler et écrire, ils peuvent non seulement dénoncer la censure, mais ils peuvent aussi parler de sujets délicats comme la "théorie" du genre, le sexisme des religions et bien d'autres, sans risquer de perdre leur emploi ni leurs tribunes. 

EUX, ils peuvent faire ça. Mais qu'en est-il des autres? Pour prendre un exemple auquel je suis particulièrement sensible, ce n'est pas un secret que des femmes ont subi des conséquences importantes du fait d'avoir soutenu que le sexe est réel et qu'il y a une différence entre un trans de sexe mâle et une femme, des conséquences qui vont parfois jusqu'à la perte de leur emploi, et toujours jusqu'à des campagnes de salissage sur les réseaux sociaux. Pour deux exemples récents, regardez du côté de JK Rowling et Nassira Belloula. 

Oui, Denise Bombardier et Mathieu Bock-Côté peuvent le dire, EUX - et encore, pas sans se faire dire des grossièretés. Mais bien des gens qui n'ont pas leur position enviable ne le peuvent pas. Qu'ils profitent du fait qu'eux peuvent le dire sans risque important, pour dénoncer aussi le fait qu'on en empêche bien d'autres de le dire, n'a rien d'ironique. De fait, on peut supposer que ceux qui ne peuvent pas le dire sans risque, ne peuvent pas non plus se plaindre publiquement de ne pas pouvoir le dire sans risque !

C'est la même chose pour Richard Martineau, qui dénonce la censure alors que si quelqu'un au Québec peut s'exprimer et être lu/entendu, c'est bien lui : lui, il a cette chance, alors on va lui reprocher de dénoncer le fait que beaucoup d'autres ne l'ont pas? Drôle de mentalité.


D'ailleurs, en voici une, ironie : Dalila Awada et Marilou Craft dénoncent le coût de l'expression qui est élevé pour les femmes racisées, et je ne doute pas qu'il y ait du vrai dans ce qu'elles disent, seulement elles se présentent comme des personnes qui paient un coût élevé pour s'exprimer. Or justement : ELLES, elles peuvent être celles qui le disent parce qu'ELLES, elles sont privilégiées en ce qui concerne les possibilités d'expression, et davantage que bien des Blancs!

Awada mentionne justement Poste de veille, ainsi que la poursuite en diffamation qu'elle a engagée contre Philippe Magnan, ignorant complètement le fait que c'est déjà un privilège, au Québec, d'avoir des ressources pour poursuivre quelqu'un en diffamation. Des gens qui ont été salis sur des sites internet, j'en connais pas mal (des Blancs et des Blanches), et pas seulement des personnalités publiques. Beaucoup d'entre eux n'ont pas le quart de la visibilité de Dalila Awada ou Marilou Craft. La majorité d'entre nous n'avons ni les moyens financiers d'engager des avocats pour poursuivre quelqu'un en diffamation, ni la chance d'avoir des avocats qui acceptent de le faire pro bono, et ce, même si les conséquences sur notre vie sont importantes (perte d'emploi, cyberharcèlement avec les impacts que ça peut avoir tels que la dépression, l'anxiété, avoir affaire à des gens qui nous demandent d'emblée de nous justifier pour des choses qu'ils ont entendues, etc.)


Ces deux femmes, tout comme les chroniqueurs du Journal de Montréal, ont la chance d'exprimer, sur des tribunes largement diffusées, des choses que bien d'autres ne pourraient pas exprimer sans risque. Alors qu'elles se gardent une petite gêne pour reprocher aux chroniqueurs du Journal de Montréal de faire quelque chose qu'elles font elles-mêmes.



SUIVEZ-NOUS SUR FACEBOOK