Voile et g-string

Par: Annie-Ève Collin

17 septembre 2016, édité le 14 août 2017

 

Hier, après avoir glissé dans une discussion sur Internet que se dire féministe tout en défendant le voile islamique est contradictoire, j’ai été confrontée, pour la énième fois, à la prétention que le voile se compare à des accessoires que l’on porte en Occident. En l’occurrence, c’est la chroniqueuse Manal Drissi, dont on peut constater assez rapidement le caractère agressif et le mépris pour ceux dont les positions ne lui plaisent pas (un sarcasme n’attend pas l’autre avec elle) qui me prenait à partie. On compare souvent le voile, afin de relativiser ou de banaliser ce dernier, avec le soutien-gorge, le g-string, la minijupe, les souliers à talons hauts, le bikini. J’ai simplement mentionné à mon interlocutrice qu’elle n’était pas la première à me servir ce genre de comparaison fallacieuse. Elle attendait que je lui explique pourquoi c’est fallacieux, ce qui est légitime. Je n’ai toutefois pas eu envie de reprendre une discussion que j’ai eue tant de fois (surtout pas avec une interlocutrice désagréable comme Manal Drissi). J’ai pensé à la solution : cet article, que je pourrai suggérer à chaque « féministe » intersectionnelle ou à chaque personne ayant manifestement la ligne de pensée que Maajid Nawaz appelle « la gauche régressive ».

 

Le voile islamique s’accompagne de l’obligation de couvrir, en plus des cheveux, tout le corps, à l’exception du visage et des mains (et encore, certains types de voile couvrent aussi le visage). Cette obligation est valable dès que l’on peut être vue par des hommes qui ne sont pas de la famille immédiate (y compris si on reçoit des hommes dans sa propre maison, y compris si c’est notre frère ou notre père qui décide d’inviter un ami). Il représente une forme d’hypersexualisation de la femme, car toutes les parties du corps de la femme sont considérées comme érotiques ; le fait de ne pas les couvrir ne semble pas pouvoir exister pour d’autres raisons que pour séduire. Il y a des principes derrière ce voile : la femme doit éviter de tenter les hommes, de susciter le désir chez eux, notamment afin de se protéger contre le harcèlement et contre les agressions. Cela revient à faire porter à la femme la responsabilité pour les comportements déplacés des hommes à son endroit. Une telle mentalité n’est pas une exclusivité de l’islam : elle a longtemps été très présente en Occident, et bien qu’elle le soit moins aujourd’hui, on peut encore la retrouver chez des gens aussi québécois que moi : “Si tu t’habilles sexy de même, demande-toé pas après pourquoi tu te fais achaler par les gars. Pis si tu t’fais violer, t’auras couru après.” Comme féministe, je refuse net ce discours. Je l’ai refusé de la part de certains adultes de ma propre famille qui me le servaient quand j’étais ado. Je le refuserais de n’importe qui. N’en déplaise à ceux de la gauche régressive qui me taxent de racisme quand j’exprime mon opposition au voile islamique, c’est justement parce que je ne suis pas raciste que j’ai les mêmes standards pour les non-Blancs que pour les Blancs : la mentalité derrière le voile islamique en est une que je déplore chez des Blancs, et je la déplore tout autant chez des Arabes, des Maghrébins, des Noirs, des Indiens, je la déplore quelle que soit l’origine ethnique de ceux et celles qui la cautionnent. Incidemment, on associe le voile islamique aux femmes “racisées”, mais rappelons qu’il y a des femmes aussi blanches que moi qui le portent. Il y a aussi bien des femmes issues d’une culture musulmane qui, non seulement ne le portent pas, mais s’y opposent autant que moi, et pour les mêmes raisons que moi.

 

Je tiens aussi à spécifier ceci : je ne suis pas pour que l’on oblige les musulmanes qui portent le voile à l’enlever. Je suis pour l’interdiction du voile dans certaines circonstances seulement (et je ne développerai pas cela ici, car ça nous ferait dévier du sujet principal). Beaucoup de gens font le raisonnement suivant dès qu’ils ont affaire à quelqu’un qui s’oppose au voile islamique : « Vous parlez contre le voile, donc vous voulez l’interdire. » Ils se mettent alors à demander - plus ou moins poliment - si vous voulez aussi interdire les g-strings, les souliers à talons hauts, les minijupes, etc. Je vais donc prendre la peine, une fois pour toutes, d’expliquer pourquoi ces comparaisons sont fallacieuses. Je ne veux interdire aucun de ces vêtements ou accessoires, mais je ne considère pas que le voile islamique est comparable aux autres vêtements mentionnés.

 

Commençons par le soutien-gorge : en quoi est-il comparable au voile? C’est un sous-vêtement porté par les femmes pour des raisons de confort. Je n’ai pas connaissance que celles qui n’en ressentent pas le besoin soient obligées d’en porter un. Pour ma part, avec mon 36-H, j’en porte un même seule chez moi, pour mon propre confort. Je conçois qu’une femme qui a un 32-A n’a pas le même besoin que moi. Mais qu’est-ce qui risque de lui arriver si elle ne porte pas de soutien-gorge sous son pull? Rien, pour ainsi dire. Pour ce qui est du soutien-gorge, je ne vois, mais alors là, absolument pas en quoi c’est sexiste.

 

Le bikini, le g-string, la minijupe, les souliers à talons hauts, peuvent être vus comme sexistes, s’ils sont imposés. Oh je sais ce que pensent ceux qui partagent la mentalité de Manal Drissi en lisant la phrase précédente : “Le voile aussi, il peut être vu comme sexiste s’il est imposé, mais pas s’il ne l’est pas!” Eh bien non, ce n’est pas si simple que ça : le voile islamique est sexiste, point, même si la femme accepte de le porter. En plus d’être une forme d’hypersexualisation de la femme et de reposer sur l’idée de lui faire porter la responsabilité pour les comportements déplacés des hommes, il s’accompagne de l’obligation d’être porté EN TOUT TEMPS en dehors du domicile ou des endroits réservés aux femmes. Ce n’est le cas d’aucun des autres vêtements mentionnés : aucun d’entre eux ne s’accompagne en lui-même d’une obligation d’être porté en tout temps, au point d’impliquer de s’exclure d’activités, de renoncer à un emploi, de faire abstraction de la température, etc. Par ailleurs, le voile est un signe explicite d’adhésion à un système de croyances qui établit clairement une hiérarchie entre les sexes. L’islam est très clair à l’effet que les hommes ont autorité sur les femmes. Oui, je sais que les autres religions aussi sont sexistes - c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles je suis anti-théiste - mais invoquer le sexisme des autres religions pour excuser l’islam est un sophisme de double-faute. Le bikini, les souliers à talons hauts, le maquillage, le g-string, la minijupe, comme n’importe quel vêtement ou accessoire, véhiculent certains messages, s’inscrivent dans un environnement social, se rapportent à certaines normes et valeurs, mais aucun de ces éléments n’est un symbole d’adhésion à un système de croyances aussi explicite qu’un signe religieux.

 

Le bikini est-il un vêtement sexiste? Quand il est porté à la plage, le seul élément sexiste que je pourrais y voir, c’est que les femmes sont obligées de cacher leurs seins à la plage et à la piscine alors que les hommes ne le sont pas. Autrement dit, le même sexisme que le voile islamique, mais à un degré moindre : les femmes sont obligées de cacher plus de parties que leurs confrères masculins. La différence de degré est cependant assez majeure et peut difficilement être invoquée pour relativiser le voile : je vois mal en quoi il serait logique de dire que, puisque, pour les Occidentaux, UNE partie du corps de la femme doit être couverte alors qu’elle n’a pas à l’être sur un corps d’homme, et que c’est déjà sexiste, il faudrait trouver normal d’être encore plus sexiste, en considérant que TOUT le corps de la femme est obscène alors que celui de l’homme ne l’est pas.

Si le bikini est porté ailleurs qu’à la plage, j’imagine qu’alors il revient à faire des femmes un objet de décoration, et c’est certainement sexiste, au même titre que d’autres tenues sexy. Les féministes auraient raison de s’insurger contre des publicités faisant usage de femmes-objets, par exemple. Elles auraient raison de protester contre la normalisation des petites tenues pour les femmes en tout lieu, et contre le fait d’imposer (par pression sociale ou par des prescriptions explicites) à des femmes de s’habiller sexy.

 

Ainsi, la minijupe, les souliers à talons hauts, le g-string, deviennent sexistes s’ils servent à réduire la femme à un objet sexuel. Par contre, ils peuvent être portés librement, dans un contexte de séduction, et alors il n’y a pas de sexisme là-dedans. Bien sûr, la femme qui se met à son avantage, agit en fonction de l’homme. Mais l’homme agit aussi en fonction de la femme lorsqu’il veut la séduire. Un rapport de séduction peut tout à fait être d’égal à égale. Un rapport entre les sexes qui établit que le corps de la femme est obscène alors que celui de l’homme ne l’est pas, qui impose aux femmes de se confiner à des endroits fermés pour exercer des activités qui demandent une tenue peu encombrante alors que les hommes n’ont pas de telles contraintes, et que la femme ne doit montrer son corps qu’à des hommes, non pas qu’elle choisit, mais qui sont désignés selon une règle qui existe bien indépendamment d’elle, ne peut pas être d’égal à égale (et encore, je ne mentionne même pas les autres règles sexistes de l’islam, je me limite à celles qui ont un lien direct avec le voile). Même si une femme porte le voile volontairement, le voile est toujours une contrainte : encore une fois, il s’accompagne, en soi, de l’obligation d’être porté en tout temps, sauf quand on est à l’abri du regard des étrangers. La femme peut avoir intégré l’obligation de se voiler, ça demeure une obligation. Un vêtement porté librement peut aussi s’enlever librement, puis se remettre librement.

 

Si des femmes étaient contraintes de porter constamment des vêtements sexy, au détriment de leur confort, sans égard à la température, au point de devoir s’exclure d’activités qui exigent le port de vêtements confortables ou sécuritaires, alors je suis d’accord pour dire que ce serait tout aussi sexiste que le voile islamique. Par contre, ça ne me ferait pas arrêter de dire que défendre le voile est incompatible avec le féminisme : ça mettrait les vêtements sexy à égalité avec le voile islamique, ce qui est différent d’excuser le voile islamique. Mais en réalité, combien de femmes sont contraintes de porter des souliers à talons hauts en tout temps, au point de devoir se faire exempter des cours d’éducation physique qui exigent des espadrilles? Au point de devoir renoncer à un emploi si celui-ci implique un uniforme comprenant des souliers à talon plat? Très peu. En revanche, combien de femmes voilées doivent se faire exempter d’un cours si celui-ci exige de découvrir une partie de leur corps? Je ne pense pas me tromper en disant : toutes. Il a été très clairement établi aussi, durant les débats sur une charte de la laïcité au Québec en 2012-2013, que si on interdit le port du voile au travail, les femmes voilées se voient contraintes de renoncer à leur emploi. Durant ces débats, combien de fois ai-je lu : “Si une femme peut choisir de porter une minijupe, pourquoi ne pas la laisser aussi choisir de porter un voile?” Dans BEAUCOUP de milieux de travail, la minijupe est mal vue, sinon carrément interdite. Est-ce que les femmes qui choisissent de porter des minijupes se voient par conséquent exclues de ces emplois? Non, elles n’ont qu’à s’habiller selon le code vestimentaire à leur travail, et garder leurs minijupes pour les moments où elles ne travaillent pas.

 

Pourquoi certaines féministes s’insurgent-elles autant contre le voile islamique et réclament-elles son interdiction, alors qu’elles ne réclament pas l’interdiction des tenues sexy? D’abord je tiens à rappeler que bien peu de gens réclament l’interdiction totale du voile islamique. Les féministes de 2e vague, les pro-laïcité, réclament généralement l’interdiction des signes religieux uniquement pour les fonctionnaires en service. Certains d’entre eux sont aussi pour l’interdiction du voile à l’école primaire et secondaire. Mais soit, on réclame l’interdiction du voile dans ces contextes-là, sans demander l’interdiction des tenues sexy...tout simplement parce que les tenues sexy sont déjà mal vues, voire interdites dans ces contextes! Elles sont généralement interdites aux élèves dans les écoles primaires et secondaires, elles seraient mal vues de la part d’une enseignante, d’une infirmière, d’une policière, d’une juge, etc. Il y a aussi des limites à cet effet dans bien des emplois du secteur privé. Alors vous l’avez votre réponse : on ne réclame pas l’interdiction de quelque chose qui ne se fait déjà pas. Qu’une femme puisse choisir de s’habiller sexy, oui. Que ce soit érigé en exemple à suivre à l’école et dans la fonction publique, non. Que ce soit normalisé par l’État, non. On réclame la même chose pour le voile islamique. Incidemment, on se demande pourquoi des féministes et des pro-laïcité s’insurgent que l’on montre des femmes voilées dans des publicités faites par le gouvernement : dites-vous que les mêmes personnes seraient certainement aussi scandalisées si l’État commençait à faire ses publicités avec des femmes habillées comme des danseuses de chez Parée.

 

Pour conclure, on me dit parfois qu’il faut s’occuper du patriarcat de chez nous avant de s’occuper de celui des autres. Indépendamment que je ne vois pas pourquoi cet ordre de priorité s’imposerait de lui-même, j’aimerais faire remarquer que le voile islamique est porté “chez nous” aussi. Pour conclure une deuxième fois, je conçois très bien qu’il est cohérent pour des féministes de défendre les droits des femmes qui portent un voile, comme de toutes les autres femmes, et de vouloir leur offrir les meilleures conditions possible. Par contre, quand on est rendu à défendre le voile lui-même, on défend une pratique sexiste. “Mais si tu es féministe, tu devrais respecter le choix des femmes.”, dites-vous? Le féminisme a TOUJOURS impliqué de critiquer la façon d’agir de certaines femmes, car il y a toujours eu des femmes qui endossaient, cautionnaient, plus ou moins consciemment, des pratiques sexistes. Ma grand-mère votait comme mon grand-père en disant à ses enfants que si elle ne votait pas comme son mari, elle allait annuler son vote. C’était une mentalité sexiste, même si elle était endossée par une femme. Bien sûr, il ne s’agissait pas d’accompagner ma grand-mère dans l’isoloir pour l’obliger à voter autrement. Mais de dénoncer le sexisme de sa conviction, c’est ce que ferait toute féministe digne de ce nom. C’est la même chose pour le voile islamique : les obliger à l’enlever, non. Mais respecter leur choix comme si ce n’était pas un choix sexiste, ça non.

 



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