Peut-on être né dans le mauvais corps?

Par: Annie-Ève Collin

La question du sexe, du genre et de l’identité des personnes par rapport à ces concepts est souvent mise de l’avant dans l’actualité. Dans les journaux et sur Internet, on peut lire des articles portant sur la discrimination dont font l’objet les personnes transgenre et transsexuelles, sur l’usage des pronoms masculins et féminins en fonction de l’identité de l’individu, sur l’usage des mots Madame et Monsieur (certains revendiquent qu’on n’utilise ni l’un ni l’autre pour s’adresser à eux, et qu’on utilise des pronoms neutres pour les désigner), etc. L’objet de ce texte ne sera pas, toutefois, de discuter en profondeur de questions politiques concrètes en ce qui concerne les droits des personnes transgenres et transsexuelles. Ces questions sont certes intéressantes, mais je les garde pour d’autres publications. Je soulèverai plutôt ici la question du sens de la phrase “Je suis né(e) dans le mauvais corps.”, afin d’aider à déterminer si on doit reconnaître l’existence de femmes dans un corps d’homme et d’hommes dans un corps de femme. En effet, de nombreuses personnes s’identifiant comme transgenre ou transsexuelles affirment être nées dans le mauvais corps. Qu’est-ce que cela peut signifier ?
Pour répondre à cette question, il nous faut d’abord définir et distinguer les concepts de sexe et de genre. Le sexe (en anglais, ce mot se traduit par sex) est un concept biologique lié au potentiel de reproduction. Il existe deux sexes : le sexe femelle et le sexe mâle. Autrement dit, il y a deux types de gamètes dans le monde vivant : des gamètes de grande taille et nourricières, que l’on appelle « femelles », et des gamètes de petite taille qui fécondent les gamètes femelles, on les appelle « mâles ». Pour qu’il y ait reproduction, il doit y avoir fusion d’une gamète femelle et d’une gamète mâle. Chez certaines espèces (notamment tous les mammifères), chaque organisme normalement constitué ne produit qu’un seul des deux types de gamètes, ainsi on peut parler d’individus femelles et d’individus mâles ; on dit de ces espèces qu’elles sont sexuées. L’espèce humaine est sexuée ; en français, la femelle humaine est appelée la femme (la jeune femelle est appelée fille), et le mâle humain est appelé l’homme (le jeune mâle est appelé garçon). En anglais, la femelle adulte est appelée woman, la jeune femelle girl, le mâle adulte est appelé man et le jeune mâle, boy. Pour les espèces sexuées, la reproduction implique une relation sexuelle entre un individu mâle et un individu femelle, ou encore une manipulation par laquelle on fait rencontrer une gamète mâle et une gamète femelle (p.ex. la fécondation in vitro).
Le genre (en anglais, gender), contrairement au sexe, n’est pas biologique, mais social. Il s’agit d’un ensemble de comportements et de rôles qui, dans une société humaine, sont attribués à un sexe plutôt qu’à l’autre. On constate que, ainsi défini, le genre est distinct du sexe tout en lui étant conceptuellement lié ; ainsi, il y a forcément autant de genres qu'il y a de sexes. Il y a par ailleurs place à la discussion sur la relation précise entre les deux : les traits et comportements que l’on retrouve chez l’être humain étant pratiquement tous le résultat d’une combinaison de la biologie et de la culture, il est difficile de discerner avec exactitude dans quelle mesure le genre reflète des différences biologiquement explicables entre les sexes, et dans quelle mesure il résulte d’une construction sociale. Pour quelques exemples qui aident à comprendre tout cela, je vous réfère à mon texte précédent "Vocabulaire de base lié au sigle LGBTQ".
La distinction entre sexe et genre n’est pas toujours claire dans l’esprit de tous. Il est à noter que les adjectifs masculin et féminin contribuent à entretenir la confusion car ils peuvent référer aussi bien au sexe qu’au genre. Ainsi, dire que Richard Dawkins est de sexe masculin renvoie clairement à son sexe, alors que dire que les revues sur les voitures sont un intérêt masculin renvoie au genre. Un autre élément qui nourrit cette confusion est l’habitude qui a été prise, dans la langue anglaise, d’utiliser communément le mot gender alors qu’on veut référer au sexe (mot dont la traduction anglaise exacte, rappelons-le, est sex). Beaucoup de gens ont tendance à croire – à tort – que ce sont des synonymes.
Par ailleurs, certains seraient en désaccord avec mon emploi des mots femme, fille, homme et garçon (et leurs équivalents anglais) pour distinguer les humains selon leur sexe ; certains soutiennent que ces mots servent plutôt à distinguer les individus selon leur genre, et que ce sont les mots femelle et mâle qui servent à les distinguer selon leur sexe. Bien que chaque mot puisse avoir plus d’une définition, l’usage de ces mots pour distinguer les individus selon leur sexe, indépendamment de leur conformité aux normes de genre, me paraît beaucoup plus justifié. Premièrement, bien que cet argument puisse paraître enfantin, il n’est pas dépourvu de valeur : si vous regardez la définition de « femme » dans un dictionnaire de la langue française, il sera indiqué qu’il s’agit de la femelle de l’espèce humaine, et possiblement spécifié qu’on réfère surtout ainsi à l’adulte, utilisant plutôt le mot fille pour référer à la jeune femelle. L’autre sens courant du mot femme que l’on retrouve dans les dictionnaires : synonyme d’épouse. On n’y retrouve aucune définition, pour le moment, qui ressemble à « être humain qui s’identifie au genre féminin » ou encore « être humain qui exprime le genre féminin ». Le masculin faisant office de genre neutre en français, le mot « homme » est associé à un plus grand nombre de définitions, mais lorsqu’on arrive aux définitions qui parlent de l’homme par opposition à la femme, on le définit comme le mâle adulte de l’espèce humaine ; le mot garçon aussi réfère, selon le dictionnaire, au jeune mâle, et non à un jeune humain qui s’identifie comme masculin, ou qui exprime un genre masculin. Bien sûr, les définitions de dictionnaire sont des conventions et elles évoluent, mais pour le moment les définitions des mots femme, fille, homme et garçon en sont là, et elles reflètent vraisemblablement l’usage le plus répandu ; quant à l’usage pour référer au genre, il est si marginal qu’il n’est pas mentionné dans le dictionnaire.
Deuxièmement, les mots femelle et mâle ne sont pas spécifiques à l'espèce humaine. Chez les chevaux, on appelle la femelle une jument et le mâle un étalon. Chez les moutons, la femelle est appelée la brebis et le mâle le bélier. Chez les porcs, il y a la truie et le verrat, dans l'espèce canine, la chienne et le chien, et je pourrais continuer mais je suppose que vous avez compris l'idée. Il m'apparaît que les mots femme et homme servent à spécifier du même coup que l'on parle de la femelle et du mâle de l'espèce humaine en particulier. Femelle tout court, ça pourrait aussi bien être une jument ou une brebis qu'une femme.
J’ajoute que, lorsque les médecins désignent un enfant à venir ou un nouveau-né comme garçon ou fille, il y a désaccord à savoir si on constate ce faisant le sexe du bébé, ou si on lui assigne un genre. Compte tenu que les médecins vérifient des informations objectives avant de se prononcer, je suis de ceux qui considèrent que l’on constate le sexe. Si l’intention était de lui assigner un genre, on n’aurait pas besoin de l’avis d’un médecin, et on n’aurait même pas besoin de vérifier quoi que ce soit : les parents pourraient décider avant même de concevoir s’ils préfèrent un garçon ou une fille, assigner un genre à leur enfant en conséquence et l’élever en conséquence. Si le genre était vraiment quelque chose d’assigné et d’entièrement social, ce que vous venez de lire n'aurait pas l'air ridicule.
Pour justifier encore davantage, j’aimerais prendre un exemple concret : le personnage d’Angela Baker dans le film Sleepaway Camp. La jeune Angela est victime d’intimidation tout au long du film, et ceux qui s’en prennent à elle sont tous assassinés peu de temps après. C’est à la toute fin du film qu’on découvre que « la » coupable est Angela, lorsque deux moniteurs du camp la trouvent à la plage, tenant la tête d’un campeur qu’elle vient de décapiter. Angela, nue, se lève et se tourne vers eux, laissant voir son…pénis. L’un des moniteur hurle : « It’s a boy! » (C’est un garçon!). Voyant cette scène, personne n’a l’idée de dire : « Mais non! C’est un mâle, oui, car elle a un pénis, mais c’est une fille, car tout au long du film, elle a toutes les caractéristiques du genre féminin : son nom, sa coiffure, son habillement, etc. » On s’entend pour dire que c’est un garçon qui s’est fait passer pour une fille, et non une fille-mâle. Le fait est qu’on utilise ces mots en fonction du sexe des gens, peu importe leur conformité aux normes de genre, sauf quand on parle de personnes trans et qu’on ne veut pas les heurter en leur rappelant leur sexe.
Ces concepts ayant été clarifiés, passons au principal : que signifie la phrase « Je suis né dans le mauvais corps » ? Voici ce que je comprends du transgenrisme: les personnes désignées comme transgenre sont nées avec un sexe[1], mais le genre auquel elles s’identifient n’est pas en adéquation avec leur sexe[2]. Cette façon de présenter les choses implique que, bien que l’on distingue le genre du sexe, on considère qu’il y a deux genres, et que chacun de ces genres correspond à l’un des deux sexes. Si chaque genre n’était pas censé correspondre à un sexe, il ne pourrait pas y avoir inadéquation entre le sexe de quelqu’un et son genre. L’inadéquation ne peut exister que si l’on pose l’existence d’un rapport qui est dans l’ordre des choses; elle survient lorsque le rapport est différent de celui qui serait dans l’ordre des choses. Si on veut aller jusqu’à prétendre que le sexe biologique n’existe pas, ou encore jusqu’à prétendre qu’il n’y a pas de raison qu’un des deux genres aille de pair avec un des deux sexes, alors les trans* concernés ne peuvent pas mettre de l’avant cette idée d’inadéquation entre le genre et le sexe. Indépendamment de mon refus d’admettre que le sexe biologique ne soit pas une réalité objective, je soulève ici une question de cohérence. Par ailleurs, dans la mesure où les transsexuels et bon nombre de transgenres veulent modifier leur corps de façon à ce que celui-ci corresponde au genre auquel ils s’identifient, c’est-à-dire ressembler à une femme pour les mâles qui s’identifient au genre féminin, et ressembler à un homme pour les femelles qui s’identifient au genre masculin, on est autorisé à en conclure qu’ils endossent la définition du genre conceptuellement liée au sexe qui est proposée ici.
Je conçois trois sens que peut avoir la phrase : "Je suis né dans le mauvais corps." Première possibilité : d'un point de vue platement matérialiste, admettons qu’il existe deux types de cerveaux bien distincts, que l’on pourrait classer comme “cerveaux mâles” et “cerveaux femelles”. Une telle classification se baserait vraisemblablement sur le fait que la majorité des être humains dotés d’organes reproducteurs mâles auraient l’un des deux types de cerveau, et la majorité des humains dotés d’organes reproducteurs femelles auraient l’autre type. Si tout cela s’avérait, et qu'il existait des personnes qui ont des organes reproducteurs mâles avec un cerveau femelle, et vice versa, on pourrait résumer la situation en disant que ceux qui ont un cerveau femelle mais des organes reproducteurs mâles sont des femmes dans un corps d'homme, et ceux qui ont un cerveau mâle et des organes reproducteurs femelles sont des hommes dans un corps de femme. On pourrait l’exprimer métaphoriquement en disant : “Je suis né dans le mauvais corps.” Métaphoriquement car, si cela existait, selon quels critères serait-ce “mauvais” ? En fait, cela représenterait un choix que l’on ferait : celui de donner la priorité au cerveau sur les organes reproducteurs pour définir notre conception de la “vraie” identité de la personne. Mais la question la plus importante est la suivante : cela existe-t-il ?
Deuxième possibilité : "Je suis né dans le mauvais corps selon moi, car je préférerais appartenir à l'autre sexe." Si on le prend dans ce sens-là, on n’a rien à prouver. Par contre, est-ce que je me trompe en disant que bien des trans n'accepteraient pas ce sens-là, puisqu'ils prétendent, non pas qu'ils voudraient être des femmes, mais qu'ils SONT des femmes (ou qu’elles sont des hommes dans le cas des femelles qui s’identifient comme hommes) ? En effet, il semble qu’affirmer qu’une personne trans qui s’identifie comme une femme, en dépit qu’elle soit née garçon, n’est pas vraiment une femme, soit reçu par plusieurs comme un manque de respect, voire comme la négation de l’existence des trans. (J'ajoute ici que dire que les personnes trans préféreraient être de l'autre sexe, ne signifie absolument pas qu'ils ont choisi d'être trans ; la dysphorie de genre les amène à vouloir être de l'autre sexe, mais loin de moi l'idée qu'on choisisse la dysphorie de genre.)
Si on élimine les deux premiers sens de la phrase qui ont été proposés ci-dessus, il m'apparaît qu'il ne reste qu'une possibilité, et c'est celle-ci : on suppose le dualisme entre le corps et l’esprit, et dans ce cadre-là, on pourrait parler d’âme plutôt que d’esprit. Les personnes nées femelles, mais qui se sentent hommes, auraient donc une âme d’homme dans un corps de femme, et les personnes nées mâles qui se sentent femmes, l’inverse. Bien pratique pour rejeter toute considération scientifique allant à l’encontre de nos prétentions, de donner une origine immatérielle, métaphysique à la dysphorie du genre. Immatérielle, mais pas subjective, contrairement au deuxième sens proposé. Toutefois, ce qui peut être affirmé sans preuve ne peut-il pas être rejeté sans preuve ? Si on postule l’existence d’âmes prises dans le mauvais corps, on tombe pour ainsi dire dans les croyances religieuses, et les croyances religieuses des uns n’ont pas à être reconnues par les autres.
La société a un devoir de reconnaître ce qui est prouvé scientifiquement, ainsi que celui de reconnaître une marge de liberté pour l’individu, afin qu’il puisse vivre selon ses croyances et selon ses préférences. Le sexe étant une donnée que l’on peut prouver scientifiquement, il est légitime d’identifier les individus comme des garçons et des filles dès la naissance, à moins qu’il ne s’agisse d’enfants intersexes, ce qui est différent du transgenrisme. Si l’on invoque sa préférence de s’identifier à l’autre sexe en adoptant un habillement, des accessoires et des comportements socialement attribués à l’autre sexe, cela ne devrait pas être interdit, et on ne devrait pas être victime de discrimination à cause de cela. En ce qui concerne la prise d’hormones et les chirurgies, il y a place à la discussion, notamment quant à l’âge à partir duquel on devrait pouvoir y avoir recours et quant aux autres conditions pour y avoir recours, mais l’interdiction pure et simple serait probablement une limite excessive à la liberté de choix. Toutefois, on ne peut pas non plus imposer à tout le monde d’ignorer qu’on a quand même un sexe, celui-ci étant un fait biologique et non un choix personnel. Bref, je n’ai pas a priori d’opposition morale à un “transgenrisme de préférence”, mais je m’oppose à ce que l’on veuille imposer à tous la négation d’une réalité objective au nom des préférences individuelles. Si on veut faire admettre à tous qu’il existe des hommes nés dans un corps de femme et des femmes nées dans un corps d’homme, alors on doit prouver que certains sont bel et bien “nés dans le mauvais corps” dans un sens semblable au premier proposé dans ce texte, ce qui, à moins que je sois mal informée, n’a pas été fait. Si l’on prétend qu’il existe des âmes de femme “prises” dans un corps d’homme, et l’inverse, alors je vous renvoie au paragraphe précédent.
[1] Ici, il importe de spécifier que, précisément, les transgenre et les transsexuels ne sont pas des personnes intersexes. Un intersexe se définit comme un individu qui naît en n’étant ni mâle ni femelle, ni homme ni femme, mais avec des caractéristiques des deux sexes. Il s’agit d’une anomalie plutôt rare.

[2] Certains ne formuleraient pas comme moi : plutôt que de dire que le genre auquel s’identifie la personne n’est pas en adéquation avec son sexe, ils diraient que la personne ne s’identifie pas au genre qu’on lui a assigné. Cette conception des choses laisse entendre que le genre n’est pas lié au sexe en tant que réalité objective, et alors il faudrait définir le mot «genre» autrement, et probablement utiliser d’autres mots pour y référer que féminin et masculin.



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