La philosophie étant mon métier, je connais bien les types de sophisme, je sais les reconnaître. Il est plutôt rare que je dise aux gens qu'ils font tel type de sophisme lorsque je discute. Je crois plus constructif de leur dire que leur argument ne me convainc pas pour telle raison (utiliser un nom de sophisme n'a guère de chance de rendre la discussion enrichissante).
Même si je ne les mentionne pas à mes interlocuteurs, je les reconnais. Voici un exemple : quand des militants de la gauche régressive reprochent aux féministes universalistes, notamment celles de Pour les droits des femmes du Québec (PDF-Québec), de s'en prendre aux femmes immigrantes, on peut leur faire remarquer qu'au contraire, elles défendent un bon nombre de femmes immigrantes, dont certaines font même partie de PDF-Québec. Des femmes immigrantes telles que Nadia El Mabrouk, Nabila Ben Youssef, Leila Lesbet, Djemila Benhabib, Fatima Houda-Pepin (récipiendaire du prix PDF-Québec en 2015), et bien d'autres.
Il m'est arrivé de faire remarquer cela à certains d'entre eux. Leur réponse était toute prête : "Ben oui, des islamophobes! Elles ne représentent pas les femmes immigrantes!" Alors ce sont des immigrantes, mais "pas des vraies" en quelque sorte. C'est ce qu'on appelle le sophisme du vrai Écossais : refuser un contre-exemple à une généralisation, en invoquant que ce contre-exemple n'en est pas vraiment un parce qu'il n'appartient pas vraiment à la catégorie sur laquelle porte la généralisation.
Et pourtant, j'ai un malaise avec cette catégorie de sophismes. Il est assez facile d'identifier un appel à la popularité, un appel à la tradition ou un appel à la nouveauté comme un sophisme. Un faux dilemme ou une caricature, aussi. Cependant, le refus d'un contre-exemple comme réfutation d'une généralisation n'est pas un sophisme.
Une généralisation n'est pas un universel
Premièrement, une généralisation est à distinguer d'un universel : disons que X est une catégorie d'objets et que a est une propriété qu'on attribue aux objets de la catégorie X. "Les X sont a" n'a pas le même sens que "Tous les X sont a". La première proposition est une généralisation, alors que la seconde est un universel.
Il suffit d'un contre-exemple pour réfuter un universel, mais pour réfuter une généralisation, il faut un grand nombre de contre-exemples. Si on dit "Les hommes sont plus forts que les femmes", bonne chance pour réfuter cette généralisation. Oui, bien sûr, il y a des femmes qui sont plus fortes que beaucoup d'hommes, c'est pourquoi on aurait tort d'affirmer que tous les hommes sont systématiquement plus forts que toutes les femmes. Par contre, on a raison d'affirmer que les hommes sont plus forts que les femmes.
Le contre-exemple doit tenir compte de ce à quoi la généralisation réfère vraiment
Deuxièmement, il faut aussi savoir à quoi on réfère dans la généralisation qui est faite. Il se peut que le contre-exemple ne soit pas pertinent parce qu'il est justement en dehors de la catégorie que la personne qui a fait la généralisation avait en tête. Spécifier de quoi on parlait passe alors pour un sophisme alors que ce n'en est pas un.
Admettons que quelqu'un dise : "Un grand bout de chemin a été fait par les féministes : aujourd'hui, les femmes ont les mêmes droits que les hommes." Vous pourriez lui répliquer : "En Arabie Saoudite, en Iran, en Algérie, les femmes n'ont pas les mêmes droits que les hommes!" Il pourrait alors vous répondre : "Je voulais dire les femmes en Occident/au Québec." Cela n'aurait rien d'un sophisme, ce ne serait que spécifier que la catégorie à laquelle votre interlocuteur référait était plus restreinte que ce que vous aviez compris. Dans la discussion, on ne spécifie pas toujours tout du premier coup.
Quand on veut simplement s'en tenir à une définition précise
Troisièmement, on se fait reprocher de faire un sophisme du vrai Écossais quand on veut simplement s'en tenir à une définition claire d'un concept. Reprenons la généralisation : "Les hommes sont plus forts que les femmes." Il est évident que si on commence à reconnaître comme une femme quiconque affirme en être une, et que du coup, on peut être une femme indépendamment de si on est mâle ou femelle, la généralisation ne tient pas.
J'imagine que dire que les trans de sexe mâle (les "femmes trans") ne sont pas des vraies femmes, est un sophisme du vrai Écossais...ou alors ce n'est pas un sophisme du tout, c'est simplement s'en remettre à une définition largement admise du concept de femme : femelle adulte de l'espèce humaine.
Le même reproche peut nous être fait, par exemple, quand on établit des faits sur une religion. Admettons qu'on affirme que le christianisme est homophobe, et qu'on se fasse répliquer qu'il existe des chrétiens qui ne sont pas homophobes, et même des chrétiens qui luttent pour l'acceptation de l'homosexualité. On pourrait répondre que ce n'est pas parce que des gens se disent chrétiens et luttent pour cela, que ça efface les principes enchâssés dans les écrits à la base du christianisme. Que des gens se disent chrétiens mais ne suivent pas les principes du christianisme, ne change rien aux principes qui existent bel et bien dans les textes fondateurs du christianisme. On n'a pas à changer son jugement sur le christianisme lui-même parce qu'il y en a qui décident de prendre seulement ce qui fait leur affaire dedans, tout en continuant d'affirmer qu'ils sont chrétiens.
Est-ce que cela revient à dire que ces gens ne sont pas des vrais chrétiens? En quelque sorte, oui. Ce n'est pas davantage un sophisme que si quelqu'un me disait qu'il est sportif puisqu'il marche pour se rendre au travail et pour en revenir - et qu'il habite à 15 minutes de marche de son lieu de travail. Même s'il était convaincu que ça fait de lui un sportif, je ne me gênerais pas pour lui dire que, bien qu'on puisse considérer la marche comme un sport, il faut plus que marcher deux fois 15 minutes par jour pour entrer dans la catégorie "sportif".
En fait, contrairement aux autres cas mentionnés, dire que le christianisme est homophobe n'est pas une généralisation. Il s'agit plutôt de vérifier les principes réellement enchâssés dans les textes fondateurs du christianisme (ces derniers sont sujets à interprétation, bien sûr, mais l'interprétation n'est pas la même chose que retenir seulement les parties d'un texte qu'on aime bien et ignorer celles qui nous dérangent). S'il n'y a pas de généralisation, il ne peut pas y avoir de sophisme du vrai Écossais.
Quoi qu'il en soit, même quand il s'agit bel et bien d'une généralisation, refuser des contre-exemples n'est pas un sophisme : une généralisation est un type de proposition hautement plus complexe qu'un universel, et pour pouvoir la réfuter, il faut comprendre précisément ce qu'elle veut dire. Le refus de certains contre-exemple est souvent une manière de spécifier le sens de la généralisation et non un sophisme du vrai Écossais.
Conclusion
Pour conclure, je reviens rapidement sur le reproche que fait la gauche régressive aux féministes universalistes : bien entendu, les immigrantes montrées en exemple dans les cercles féministes universalistes sont des immigrantes qui partagent en tout ou en partie les positions féministes universalistes, telles que l'appui à la laïcité, l'opposition au voile islamique, la lutte contre l'exploitation sexuelle, la critique de l'idéologie du genre, etc. En effet, les féministes universalistes vont critiquer les discours d'immigrantes qui défendent des positions contraires aux leurs (celles qui défendent le voile, celles qui défendent les religions, celles qui martèlent que toute personne s'identifiant comme femme en est une), et elles critiqueront tout autant ces positions quand elles sont le fait de femmes non immigrantes, qu'elles soient blanches ou non.
La gauche régressive fait la même chose : on y montre en exemple les immigrantes qui disent ce que la gauche régressive veut entendre, et on conspue celles qui tiennent des discours qui ne plaisent pas à la gauche régressive, en les traitant d'islamophobes, de TERFs, d'Arabes de service, de "tokens", de Blanches par blanchité, etc. Dans un cas comme dans l'autre, il ne s'agit pas de défendre particulièrement les immigrantes, on défend surtout les discours avec lesquels on est d'accord, peu importe l'origine de ceux et celles qui les tiennent.
L'erreur de la gauche régressive n'est pas tant le sophisme du vrai Écossais, que de se croire plus vertueuse que le reste de la société.